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Au lieu de se souvenir (Semaine 01 à 05)

Chaque mois, un film regroupant l’ensemble des images prises au fil des jours, le mois précédent, et le texte qui s’écrit en creux.

« Une sorte de palimpseste, dans lequel doivent transparaître les traces - ténues mais non déchiffrables - de l’écriture “préalable” ».

Jorge Luis Borges, Fictions


Caroline se moque gentiment de moi en me faisant régulièrement remarquer que je filme ce journal du regard uniquement les jours de beau temps où le ciel est bleu et le soleil brille. Je le reconnais aisément, j’aime cette lumière vive et tranchante. Je pourrais tenir un journal du ciel bleu, comme Jean-Pierre Le Goff dans son journal de neiges, s’est employé à formuler ce que déclenchait en lui l’apparition de la neige, portant sur elle un regard où ne cesse de faire retour celui de l’enfant devant les étoilements des cristaux de neige.

Je suis entré dans le Cimetière La Villette l’un de ceux que je préfère avec le Père-Lachaise, pour leur proximité géographique et leurs différences. Au Père-Lachaise j’aime errer sans but et me perdre en essayant d’emprunter des endroits où je ne suis jamais allé. À la Villette c’est différent, le cimetière, tout en longueur, forme un cul-de-sac, en contrebas d’immeubles modernes assez hauts qui attrapent la rare lumière, ce qui l’isole du reste du quartier. Beaucoup d’écoles entourent le cimetière enclavé, à l’heure de la sortie des classes, les sons des conversations, les chahuts des enfants enjoués, s’élèvent vers le ciel, renforçant l’apparent silence des allées pavées qui invite à se recueillir dans ce lieu entre parenthèse. Ce jour-là, le froid était saisissant. En sortant du cimetière, j’ai rejoint le bassin de la Villette où la lumière dorée de cette fin de journée illuminait les quais. Je me suis réchauffé aux reflets des eaux du canal, leurs couleurs en ondes diffractées.

Écrire et publier des livres, ce sont deux choses très distinctes. J’ai eu la chance à mes débuts, sous le pseudonyme que je m’étais choisi, de publier quelques textes, sous des formes variées (livre imprimé, livre numérique, poster, radio, album CD, application, jeu de cartes). Et depuis quelques années, alors que j’ai cessé peu à peu les ateliers d’écriture et de création pour me libérer du temps, j’écris beaucoup mais je ne parviens pas à mener mes projets à terme, c’est-à-dire à parvenir à les faire publier. La diffusion de ce que j’écris sur mon site, ce que je partage sur mon podcast de lecture, ou les vidéos que je publie, pourraient me suffire, mais il me manque quelque chose. Le travail sur la forme du texte avec un éditeur, cet échange si précieux qui modifie notre perception du texte, nous fait réfléchir et nous permet de clore ce temps consacré à l’écriture dans la publication d’un objet spécifique conçu pour un public particulier, tout cela me manque. Depuis quelques années j’ai pris l’habitude de développer des séries de textes en les écrivant et les diffusant directement sur mon site. J’ai des retours, des lectures. J’espère parfois autre chose. Je dois être patient. Je ne dois pas courir après les autres. Rien ne presse. Pour aller plus loin…

La neige redessine entièrement le paysage saupoudré ce matin d’une fine couche de blanc. Les passants se transforment en silhouettes évasives. Quand ils parlent, de la buée sort de leur bouche et plane un temps au-dessus d’eux, tel un phylactère. Ils ralentissent l’allure pour ne pas tomber. Ils sont attirés par le changement sensible qui s’opère sous leurs yeux, ne peuvent s’empêcher de l’observer. Il y a quelque chose de silencieux dans leur démarche attentive. Le ralenti s’empare du paysage à demi éveillé. Les sons paraissent soudain adoucis, ouatés, ils s’effacent dans le froid. La lumière se reflète sur toutes les surfaces. La neige disparaît si vite. Une page se tourne.

En attendant le public qui s’est inscrit ce soir pour ma lecture d’extraits du troublant livre de Sergio del Molino, Histoire de ma peau, publié par les éditions du Sous-sol, je profite d’être seul dans les espaces du Musée des moulages de l’Hôpital Saint-Louis à Paris pour déambuler dans ses coursives. J’ai toujours apprécié ce lieu unique au monde qui est avant tout pour moi un lieu de recueillement. Un endroit où se retrouver, comme on arpente les allées désertes d’un cimetière. Pour réfléchir au temps qui passe, à la fragilité de l’existence, aux choses qui comptent le plus pour soi, à l’impermanence et l’inconstance de nos vies, faites de joies et de regrets. Son incompréhension parfois. Je marche seul au milieu de tous ces visages, ces fragments de corps moulés dans la cire, corps mutilés, déformés, à vif, le catalogue en volume de toutes les maladies de peau. Mes pas lents font craquer le parquet ciré dans le silence pesant de l’édifice désert. L’impression d’être seul sur le pont d’un vieux navire à la dérive. Je pense au texte que je vais lire. La phrase qui conclut cette lecture. L’auteur s’adresse à son fils et lui dit : « J’aimerais qu’il sache quels autres monstres l’ont précédé et dans quels miroirs il pourra se regarder. Car celui de la salle de bains ne lui sera plus d’aucune utilité. Il devra alors faire comme moi : regarder les autres pour éviter de se regarder soi-même. »

La ville se transforme peu à peu. Les chantiers se succèdent à ciel ouvert. Sur cette place du Colonel Fabien, ce sont des travaux sur les canalisations d’eau qui vont durer jusqu’à l’été, qui annoncent les travaux à venir qui modifieront durablement la place dans quelques années en forêt urbaine.


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