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Au lieu de se souvenir (Semaine 05 à 08)

Chaque mois, un film regroupant l’ensemble des images prises au fil des jours, le mois précédent, et le texte qui s’écrit en creux.

« Une sorte de palimpseste, dans lequel doivent transparaître les traces - ténues mais non déchiffrables - de l’écriture “préalable” ».

Jorge Luis Borges, Fictions


Alterner les destinations de nos promenades pour ne pas aller deux fois de suite au même endroit, en un temps rapproché. Profiter ce jour-là du beau temps, le ciel bleu, l’air tiède printanier dès les premiers pas. Pas un souffle de vent. Marcher d’un même pas avec Alice le long du canal. Prolonger jusqu’au bassin de la Villette, longer le Canal de l’Ourcq. Destination Pantin. Quelques pauses pour filmer. Je la vois quelques mètres devant moi qui continue son allure, je la rattrape rapidement. L’impression de voler toutes ces images enregistrées à la marche tranquille, sereine, de ceux qui avancent sans capter systématiquement ce qu’ils voient au passage, sans fixer d’images sur leur chemin. Je prends des photos, je filme le paysage. Nous discutons à battons rompus. Nous rions beaucoup. Je crois que la joie d’être père est liée à ces instant de partage, de complicité ravie. Je regrette parfois que cela soit plus difficile avec Nina en ce moment, à cause de la distance, même si nous partageons tous les deux les mêmes passions. J’aimerais tant aller voir des expositions avec elle comme j’aime aller au cinéma ou discuter écriture avec Alice. Ce n’est qu’un passage bien sûr. Elle doit vivre ses propres expériences. Avec Alice aussi cela a été compliqué il y a quelques années. Je me souviens qu’avec mon père ce n’était ps simple non plus, j’avais cette même impression d’incompréhension, de distance, d’un besoin de mise à l’écart, avant de pouvoir faire le chemin inverse et se retrouver. Nos itinéraires ne sont jamais rectilignes. On apprend souvent de nos détours. Des chemins de traverse.

C’est l’effervescence à la bibliothèque. Depuis la réouverture chaque jour de nouvelles animations pour accompagner la fin du chantier de rénovation. Le public est heureux de retrouver la bibliothèque, ses fonds, ses ouvrages, ses animations, les réactions sont très positives, enthousiasmantes même, quelques rares critiques ne parviennent pas à troubler le sentiment général. La parenthèse des travaux se terminent dans le même temps ou presque que la pandémie. Je reste tard aujourd’hui. Seul dans les bureaux, les lumières vives du tournage nocturne d’un clip de rap dans les jardins du Siège du Parti Communiste, projette mon ombre et celles des branches des arbres du Boulevard, sur les murs blancs.

« Des apparitions, c’est le but d’un jeu d’enfant simple comme bonjour, bête comme chou, mais pas beaucoup plus que les collages, décalcomanies, frottages et autres jeux plus ou moins automatiques de Max Ernst, auquel je m’amusais depuis longtemps. Dans l’obscurité de mon bureau, une photo dans le journal m’ayant attiré, je passe lentement sans raison manifeste la page dans la lumière oblique de la lampe, la photo peu à peu s’efface et apparaît ce qui se trouve de l’autre côté. Cela a pour effet de rapprocher deux images, et aussi de mettre en valeur la part accessoire, rejetée dans l’ombre, oubliée, exilée, l’envers des choses venu un peu dans la lumière. »

Les apparitions, Jean-Jacques Schuhl, Gallimard, 2022

Cela tient du plus grand mystère. Poursuivre ainsi longtemps encore son chemin avec la même obstination, sans qu’on puisse seulement imaginer ce que l’on va y croiser. Le parcours, entre temps, est impressionnant. Pas de stratégie ni de programme, juste cette position d’attente que j’ai déjà souvent évoquée. Les glissements se produisent tout naturellement, parfois dans la foulée, d’autres fois après un temps pendant lequel s’est manifesté ce qui va permettre justement ce glissement. C’est ma manière de faire et d’être.

Ce journal n’est pas un vrai journal. Je note ce que je vois, ce que je ressens au fil des jours avec ma caméra. Mais je n’écris pas au fur et à mesure. Une fois les images prises, enregistrées, les séquences montées ensemble, les musiques choisies dans celles que j’écoute et que j’envisage pour la bande son, à cet instant seulement je me mets à écrire. Je n’avais pas prévu par exemple de me rendre au cimetière d’Ivry. En rendez-vous au Mac/Val pour la journée d’études que j’y organise le jeudi 24 mars prochain, je pensais pouvoir profiter de ma présence sur place afin de visiter la nouvelle exposition du musée : « À mains nues », exposition sur le corps, son langage, son pouvoir et sa puissance de réinvention. Mais le musée est fermé et l’exposition n’est pas accessible. J’ai remarqué, en empruntant le tram pour venir à Ivry-sur-Seine, la proximité du cimetière aux abords de Paris. Le père de Caroline y est enterré, je tente de retrouver sa tombe tout seul, mais je n’y parviens pas. Je la joins au téléphone. Elle m’indique le lieu de la tombe : 20928. Division 20. Ligne 9. Tombe 28. Le vent de la tempête fait trembler et vaciller les hautes branches des arbres, c’est pour moi, le signe d’un salut lointain.

Il est 5 heures 05 du matin, jeudi 24 février, à Kiev, en Ukraine. La guerre a commencé.

Je me souviens du livre d’artiste que m’avait offert Maryse Hache ton éternité de mimosa

« creuser le spectacle du monde

et ramasser le café moulu
dans le petit tiroir du moulin

les mouettes passent

cochin est à cherbourg

le soleil

dort

sur le platine

dans la lumière des chemins de veines rencontre la cible frappe sec le printemps refleurira »


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