La fin est au bout de l’histoire
C’est ce qui se passe derrière les yeux, plutôt que devant les yeux. La mémoire, les souvenirs, la confusion. Sans commencement ni fin. Un couple se retrouve dans un hôtel d’Évreux pour le prononcé du jugement de leur divorce. Ils ne s’étaient pas revus depuis leur séparation, ils ne se sont pas parlés depuis très longtemps. Ils cherchent à comprendre comment leur histoire s’est finie, comment elle a pu finir, si elle a vraiment commencé. La fin d’une liaison et ses conséquences. Le passé qu’ils croyaient avoir vécu et celui que les mots transforment. Un passé qui, à mesure que la conversation se prolonge, devient irrésistiblement le présent. La vérité dissimulée dans la colère ou la douleur au moment de leur séparation, apparaît peu à peu. Ce film est pour Marguerite Duras une histoire de gros plan et de dialogue. Le visage de Delphine Seyrig et la voix de Robert Hossein.
L’après-midi bleu de ses fenêtres
Elle se lance. C’est son histoire, c’est devenu son histoire. Elle raconte le récit de l’intérieur, fait des digressions, dresse le décor (dans un train, sur une plage, un café, dans la rue), décrit certains personnages, les liens qui les unissent. Il y a dans sa voix de la gourmandise, une joie sincère et contagieuse. Elle partage son amour du texte, de ses mots, de ses personnages (le petit Marcel bien sûr, sa mère et sa grand-mère, mais aussi Monsieur de Charlus (Ah la méchanceté de Charlus vis-à-vis de Mme de Saint-Euverte !), Saint-Loup (Ah la scène du manteau ! Albertine, Odette, Bergote (Le petit pan de mur jaune) et Françoise (et les asperges qu’il faut plumer !). Elle décrit tous les lieux traversés avec son talent de cinéaste (les promenades entre le côté de Méséglise et le côté de Guermantes, les vitres du restaurant du Grand-Hôtel de Balbec, les pavés disjoints de Venise) avec une précision si nette qu’ils surgissent brusquement sous nos yeux. Parfois des pans entiers du livre nous reviennent sans qu’elle les évoque précisément. Un passage suffit à réveiller en nous leur souvenir enfoui. Elle cite cependant certaines phrases in extenso. Dans l’entre-deux du par cœur et de la passion pour ce texte au style si particulier. Elle nous permet d’entrer avec aisance dans ce texte grandiose, qu’on ait lu ou non le livre. Elle en explique son sujet avec humilité : sous nos yeux le petit Marcel devient écrivain. On se projette dans les images qu’elle parvient à restituer juste avec sa voix, quelques mouvements de son corps. La scène du baiser et ses quatre pages pour décrire ce temps long et la déception finale. Elle utilise ses deux mains pour ralentir la scène. Tout remonte en nous avec une précision rare comme si on avait vécu cette scène, ce phénomène si particulier de la lecture de ce livre qui nous touche, nous semble si personnel, nous est adressé, paraît parler de nous, de nos émotions, de nos peurs, de nos chagrins, de notre mémoire, ce qu’on a vécu et ce qu’on oublie, ce qui nous revient par mégarde, ce qu’on pense, tout ce qu’on traverse dans une vie. Ce livre est son palais de mémoire, elle s’y promène librement, elle y est chez elle, mais elle nous invite généreusement à y entrer, à le comprendre de l’intérieur. Elle le relit sans cesse, y retourne avant chacune de ses performances. Pour se préparer cette soirée, nous avoue-t-elle en sortant de la Maison de la Poésie, je relis des passages et je dors. Tout est là. Lecture et sommeil. La fascination de l’improvisation qui parvient également à restituer en une heure filant à vive allure toute la beauté d’un texte en sept volumes. L’expérience de l’écriture qui est une forme de lecture, de flânerie entre les lignes, à travers le temps et les aléas de la mémoire. Avec cette envie irrépressible de revenir l’écouter comme on revient toujours au texte qui nous accompagne pour ne plus nous quitter.
Des siècles de miettes
L’effet coloré de l’autochrome n’est pas le reflet fidèle de la réalité, plutôt son interprétation dans des teintes pastels rehaussées par la transparence du support. Celui d’un écran composé de millions de grains de fécule de pomme de terre teintés en trois couleurs pour filtrer la lumière. Cette interprétation donne toute leur valeur à ces images imparfaites à mi-chemin entre photographie et peinture. C’est la globalité du regard qui recompose l’impression de couleurs comme dans la peinture pointilliste. Le choix des sujets de l’autochrome s’explique par le temps d’exposition. Statique, cette image ressemble à un tableau. Un être vivant, mais sans son mouvement. Ce n’est pas un instantané mais la reproduction d’un instant recomposé. Une sensation de couleur, une impression de lumière, une émotion si particulière.
En même temps que lui
Une collègue parle de harcèlement, bien entendu l’expression est exagérée, au fond elle le sait mais elle ne trouve pas d’autres mots pour qualifier l’attitude insistante de cet usager. C’est compliqué de faire face à ce qui nous désarçonne, le désordre de l’esprit humain. C’est très fréquent en bibliothèque. Cet homme vient systématiquement se plaindre de dysfonctionnement de sa carte d’emprunt et du logiciel de gestion de bibliothèque. Au moment d’effectuer ses emprunts il ne rencontre aucun souci, mais quand il rentre chez lui, ses documents empruntés ne figurent pas sur son compte. L’explication la plus simple est qu’il doit les emprunter trop rapidement sur l’automate, qu’il ne prend pas la peine de vérifier son compte avant de partir, mais seulement une fois chez lui où il nous appelle pour exiger des explications. Cette femme qui fréquente également la bibliothèque rencontre systématiquement des problèmes informatiques. L’écouter les décrire pour qu’on tente d’y remédier est révélateur. Elle se perd dans le dédale de son récit, insiste sur des détails inutiles, montrant que sa priorité n’est pas qu’on trouve une solution à son problème mais qu’on l’entende, qu’on reconnaisse que ses problèmes informatiques, ce n’est pas de sa faute.