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De l’Île du Roi-George en Antarctique à Bucarest en Roumanie

« La grande révélation n’était jamais arrivée. En fait, la grande révélation n’arrivait peut-être jamais. C’était plutôt de petits miracles quotidiens, des illuminations, allumettes craquées à l’improviste dans le noir ; en voici une. »

Vers le phare, Virginia Woolf

Île du Roi-George, Antarctique : 12:38

Silence étrange et menaçant qui trouble et ralentit notre avancée. Ici, les animaux font corps avec le paysage, en équilibre instable. Nos mouvements ralentis épousent le rythme lent des éléments. Les nuages couvrent l’horizon d’une brume givrée. Les rochers nimbés de neige disparaissent entre ciel et terre. Le froid engourdit nos membres. Tout l’espace est un précipité de bruits insolites. Cris assourdissants des oiseaux que le vent fait tournoyer en l’air, audibles, inaudibles. Les manchots jabotent en meute. Bruyant va-et-vient des vagues qui se fracassent sur les milliers de cailloux de la grève. L’écume de l’eau gelée sculpte le sable cristallisé. Vent sifflant perçant les tympans. Crissements grimaçants de la glace gelée qui craque sous nos pieds penauds. Même à l’arrêt, le sol enneigé se déplace en bruissant, mouvement sourd, tectonique des plaques de verglas. Le froid polaire fige le paysage marin dans une incertitude tenace qui inquiète et saisit tout ce qui se présente. La vie est impossible. Ici tout est minéral, en noir et blanc. Difficile de se repérer. Le sens de l’orientation est mis à mal dans l’immensité blanche. Dans la répétition des jours sans fin.

Mumbai, Inde : 20:08

Il y a longtemps que je n’ai pas joué. Main gauche ou main droite ? L’habitude maladive de s’attacher au connu s’est suffisamment répandue par ici. Là où la logique est affirmative et triomphante, il faut nourrir ses obstacles et se fixer d’autres objectifs que la transparence d’une trajectoire. Les pièces s’emmêlent en une masse informe d’où émerge tout à coup un roi sans défense et sans couverture. Le vieil homme déplace les pièces en les faisant glisser sans bruit sur l’échiquier. Le cou rentré dans ses épaules, il joue divinement bien. Des séries de coups placés entre parenthèses, après ramifications du coup initial, jusqu’à son aboutissement. Sans lui, aucune confrontation n’existerait. Il trouve la parade d’un geste léger et nonchalant. L’harmonie dans le jeu. Tous ces chemins ne mènent à rien, il le sait depuis longtemps. Une senteur exquise flotte autour de l’échiquier. Maintenant il dévale une route invisible. La seule possibilité, dans cet ordre d’idées, est de demeurer maître des faux pas. Parfois, en cherchant la solution d’un problème, on découvre que le coup à jouer est celui que l’on s’interdisait.

Téhéran, Iran : 18:08

Le moment de la bascule. Au bout de la nuit. Marcher en équilibre sur un fil c’est comme rouler sur cette route déserte. Après avoir essuyé les refus systématiques du corps médical, d’hôpital en clinique, à travers toute la ville, avec toujours la même réponse. L’accord des parents. C’est la loi. Et cette évidence qui s’installe entre eux, fait insidieusement son chemin, envahit les esprits jusqu’à l’obsession, tandis qu’ils tentent de trouver une solution. Elle se replie sur le fauteuil, dans l’habitacle sombre de la voiture. La nuit se fait en elle. Elle s’y perd. Elle doit se rendre à l’évidence. Elle est seule désormais. Elle le voit derrière la vitre de la fenêtre qui s’agite avec son téléphone pour tenter de trouver une issue, la route est coupée. Une impasse. Elle va devoir assumer toute seule la situation. Elle espérait naïvement un miracle, avait confiance en lui, mais il n’est pas à la hauteur. Trop tard. Pas d’autres alternatives. Il va falloir prévenir ses parents. Elle ne voulait pas en arriver là. Elle veut se cacher sous un voile. Tout oublier. Et rejoindre la nuit.

Almaty, Kazakhstan : 20:38

Un poids. Une ombre sur ses épaules. Une menace insistante. Un mauvais présage qui pèse plus lourd que l’air que tu respires et que la poussière que tu soulèves en marchant, même en accélérant le pas. Un sentiment de faute qui accable, qui fait battre le cœur de peur qu’il cesse de battre, qui transforme et enlaidit tout autour de soi. Ne pas se sentir à sa place. Presser le pas. Prendre la fuite sans en avoir l’air. Donner l’impression que rien ne change alors que tout devrait changer. L’inacceptable. Dans le refus de l’insouciance d’une légèreté qu’on te reproche. Comme à toutes les femmes. Un refus de la joie, de la démarche aérienne et gracile. Comme à toutes les femmes. Convoitée et rejetée en un regard. Condamnée d’avance. Mépris du regard qui déshabille. Tu avances en baissant les yeux. Surtout ne pas les regarder en tentant de devenir invisible, penses-tu un peu naïvement. Il faut bien se raccrocher à quelque chose. Une armure dérisoire. Elle rentre chez elle après avoir fait ses courses. Le regard des hommes sur son passage. Elle les ignore. Passer outre, malgré l’outrage.

Saint-Michel, Québec, Canada : 09:38

Corps de l’animal en décomposition. Le cadavre maintenu en l’état, contre nature. Ventre béant. Viscères à l’air. Son odeur pestilentielle masquée par l’air glacé. Le sang absent, car la mort est ancienne. Est-ce un sacrifice ? Un rituel ? Un accident de chasse ? La mort n’est pas une fin en soi. L’animal disparaît dans la lenteur de l’hiver. Aucun animal nécrophage dans les parages. À cette température, peu d’animaux se nourrissent de viande en décomposition en la prélevant sur les carcasses d’animaux déjà morts. Depuis longtemps, dans les fermes, on enfouit les cadavres d’animaux. Il suffisait de creuser une fosse ou une tranchée, d’y déposer les cadavres et de les recouvrir de la terre excavée. La décomposition des cadavres d’animaux s’apparente à un compostage lent qui se fait plus efficacement si les cadavres sont bien mélangés dans un milieu chaud et humide. Ici, sur ce sol recouvert de neige, la décomposition mettra des années à se réaliser. Ni scène de chasse, ni trophée, ni boucherie, la carcasse éventrée du cerf repose au sol telle une descente de croix. Animal à l’abandon. Silence assourdissant. Mise à mort cruelle.

Batna, Algérie : 15:38

La voiture traverse la vallée sur une route déserte. Les coups d’accélérateur répétés du conducteur maintiennent tant bien que mal la trajectoire du véhicule dans les virages. Les corps des passagers sont balancés d’un côté de l’autre. Avec tous ces lacets, toutes ces accélérations intempestives, le malaise monte lentement en lui. Il ne sent pas bien. Il a chaud. Les tempes battantes. Une suée soudaine. Le cœur au bord des lèvres. Tout va très vite. Il ne contrôle plus rien. Juste le temps de demander à la conductrice de freiner, de se garer en toute hâte sur le bas-côtés de la route. Par réflexe, la conductrice jette un coup d’œil dans son rétroviseur. Personne derrière elle. Elle ralentit, tourne le volant du véhicule afin de se rabattre. Les roues de la voiture freinent d’un coup sec en soulevant dans leur mouvement un nuage de poussière. Le passager, mal en point, sort en urgence. Il fait basculer son corps en s’extirpant sans attendre de l’habitacle, dans un mouvement précipité, acrobatique. Son corps se révulse, secoué de spasmes. Un jet de liquide visqueux s’échappe de sa bouche et tombe à ses pied.

Bucarest, Roumanie : 16:38

Dessiner pour comprendre, trouver une issue. Une lumière au bout du tunnel. Dès lors ce sont des gestes qui viennent et non plus un seul geste. La pensée de ce geste doit se détendre. Dans ses hésitations, ses détours, ses remords, elle se transforme en chorégraphie de mouvements et d’écarts, de ruses, d’intuitions et sans doute aussi de ratages. Ce dessin à la craie sur le tableau noir, prend la forme d’un labyrinthe. Ce qui signe pour nous l’apparition des hommes à eux-mêmes, ce n’est pas une image de l’homme mais les images qu’ils eurent à produire d’autres qu’eux. Ce qui est convoqué, c’est peut­ être moins la venue du tracé que la fabrication de sa possibilité. Le corps hors champ, légèrement désaxé, à l’écart, ce qui trace, au bout du bras, dans le prolongement de la main. Dans un espace où rien encore ne s’est fixé. Tentative d’explication, de mise au clair. Une pensée qui tente d’advenir, de se frayer un chemin à travers la pénombre de la réflexion. Dessiner pour y voir clair. Pour ouvrir les yeux. Une sortie de secours. Un dessein.


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