« La grande révélation n’était jamais arrivée. En fait, la grande révélation n’arrivait peut-être jamais. C’était plutôt de petits miracles quotidiens, des illuminations, allumettes craquées à l’improviste dans le noir ; en voici une. »
Vers le phare, Virginia Woolf
Kirovsk, Russie : 22:36
Dans un bar étroit, sombre et bruyant, mal aéré, sans fenêtre, la lumière tamisée, une musique au volume élevé. Le jeune homme et son ami à ses côtés attendent depuis un moment déjà leur commande. Ils s’impatientent en silence. Les mains sur les hanches l’homme marque son agacement. Il fixe le patron du bar espérant en vain attirer son attention, mais le barman ne le remarque pas. Le regard fuyant, occupé par un homme saoul à l’autre bout du comptoir qui le provoque sans arrêt, critiquant tout ce qu’il fait, le verre qu’il lui a servi, le repas qu’il a mangé sur le pouce, mais qu’il n’a pas terminé, trop salé, pas assez chaud. Rien ne lui convient. Le patron du bar est agacé. Il voudrait le dire mais il a peur d’exploser. Du mal à se maîtriser. Les bouteilles de bières et les verres vides s’accumulent sur le comptoir. Le patron ne prend plus le temps de les débarrasser. Le comptoir est sale, encombré et jonché de carapaces de cacahouètes décortiquées, éparpillées, maculé de traces éparses d’alcools en forme d’ondes, liquide à peine séché, collant et poisseux.
Benghazi, Libye : 21:36
État d’urgence. La tension est palpable. Une odeur de poudre et de poussière flotte dans l’air. Le danger omniprésent. Les hommes sont équipés, sur leur garde. Les fusils armés, prêts à tirer, collés contre leurs flancs. Tout un arsenal militaire pour assurer la défense de la zone. Au sol comme sur la passerelle. Personne ne doit passer sans montrer son autorisation. Les voitures blindées sont garées en épi pour empêcher la circulation, sécuriser la zone, dispositif renforcé par une protection provisoire de barrières métalliques, de parpaings et de pierres pour ralentir les véhicules qui tenteraient de forcer le passage. Tout peut exploser à tout instants. Les habitants n’ont cependant pas quitté le quartier malgré les explosions répétées et les combats de rue. Les immeubles détruits, en ruine. À l’abandon. Ils se font plus discrets, prudents. Quelques signes infimes laissent transparaître un peu de leur présence sur place. Les fils de cordes tendues entre les deux immeubles pour faire sécher le linge qui flotte au-dessus de la rue comme ces drapeaux blancs qu’on agite timidement pour demander un répit, une parenthèse dans la violence quotidienne, l’autorisation de traverser sans risque une zone de combat.
Wad Madani, Soudan : 21:36
Le jeune garçon observe la scène à distance. En tapinois, sans faire de bruit. Il ne bouge pas, il maîtrise son souffle en limitant ses inspirations pour ne pas être débusqué. Son attention et sa concentration, tendues dans ce regard fixe, cette visée, ralentissent naturellement sa respiration. C’est à peine si sa jeune poitrine se soulève. Il reste dissimulé derrière l’épais mur de briques recouvert d’un mélange de terre crue et de bouses de vaches malaxées avec de l’eau. On ne voit de sa tête que le haut de son crâne, ses cheveux sombres, crépus, ses yeux noirs fixant l’horizon avec une troublante intensité. Il est persuadé que là où il se trouve, caché derrière ce mur, personne ne peut le voir. Et même si une partie de son corps reste encore visible, pointe au-dessus du mur, il demeure invisible parce qu’une large partie de lui reste cachée. Son regard seul s’impose, accapare tout l’espace. Le temps se fige. Il ne pense qu’à ce qu’il regarde, obnubilé par ce qu’il a sous les yeux. Son aspiration. Ce que nous ne voyons pas d’où nous sommes. Hors champ.
Girolata, Corse : 20:36
Dans la chaleur étouffante, la lumière éclatante de cette fin de journée. Le temps s’étire sans fin. Tout en contrastes. Sur la plage, des toilettes à ciel ouvert. Les jeunes gens passent la journée dehors. Ils se baignent, plongent à plusieurs reprises dans les eaux de la petite baie. Entre deux baignades, leur peau ambrée sous le soleil, tachetée de sel marin, ils restent allongés côte à côte sur la plage de galets tout en contemplant le paysage face à la mer. Le village sur les hauteurs avec au bout de la presqu’île la Tour génoise en point de mire. Les couleurs du paysage varient sans cesse comme leurs sentiments évanescents, à fleur de peau, le rose, le rouge, l’ocre se marient au bleu turquoise de la mer. Ils s’amusent, flirtent les uns avec les autres, dans la séduction. Ils se retrouvent à bout de souffle. Pendant que l’une boit, visage penché au-dessus du lavabo en émail blanc, la bouche embrassant goulument le robinet métallique, son amie, cheveux au vent, lui tourne le dos, en pleine discussion avec le garçon qui l’attire. Les miroirs reflètent par bribes l’ambivalence sentimentale de leurs relations.
Oujhorod, Ukraine : 21:36
Dans le train, qui s’agite et fait tout trembler à l’intérieur du compartiment, dans le brouhaha de sa progression sonore, ce moment de gêne à l’instant de sortir son repas devant tout le monde, de le déposer sur la tablette prévue à cet effet. Les regards des voisins, tantôt amusés, tantôt surpris, suspicieux, pèsent soudain sur les gestes qu’on effectue avec méticulosité et quelque affectation, leur aspect ritualisé. Les préparatifs nous trahissent. Manger dans le train ne s’improvise pas à la légère. La plupart des voyageurs préfèrent consacrer ce temps à autre chose, ou simplement ils n’y pensent pas et ne préparent rien. Ils partent au dernier moment, pas de temps à perdre. Il sera toujours temps d’acheter quelque chose à manger dans une boulangerie de la gare, discrètement, un peu honteux. Le repas est affaire intime qui ne se partage pas si facilement. Manger est indécent pour ceux qui nous regardent. C’est ce dont on se rend compte en ouvrant les boites qui contiennent les aliments de notre repas. On a beau essayer de faire le moins de bruit possible, d’agir discrètement, les regards suivent de loin nos menus gestes.
Jodhpur, Inde : 01:06
Le voyage en train dure au-delà du supportable. Le trajet traverse le pays. L’impression qu’il n’en finira jamais. Malgré les discussions, les jeux, qui se succèdent, suivent les phases de sommeil, de l’assoupissement passager au sommeil profond agité de rêves, de soubresauts, cela ne s’arrête pas. Difficile de rester assis sur son siège sans rien faire. La promiscuité est indécente à la longue. Cette sensation renforcée par la nuit qui efface les principaux repères. Chacun sa manière pour passer le temps. Dans la répétition des subterfuges. Cet homme se lève, fait les cent pas dans le couloir étroit, les secousses du train le sortent de sa léthargie. Il ouvre une fenêtre pour y passer la tête, l’air gifle son visage. La beauté du paysage nocturne le saisit d’émotion. Avec la vitesse du train, le paysage défile, emportant dans son désordre, les arbres, les bâtisses, toutes les villes traversées qui se voilent d’une teinte bleu nuit. Les étoiles étincelantes brillent dans le ciel. Il allume une cigarette. Sa fumée s’échappe en nuée derrière lui. Les étincelles incandescentes de la cendre qui grésille s’éparpillent dans l’air telles des étoiles filantes.
Jalalabad, Afghanistan : 00:06
Sa joue contre la sienne, la frôlant doucement, tendrement, contact et caresse de leurs épidermes. Le sommet de sa pommette se colle contre sa joue, à peine sent elle sa barbe naissante frotter sa peau, l’irriter en surface. Elle écoute le souffle de sa respiration, s’ajuste à son rythme, une manière de prolonger la longue marche effectuée ensemble dans la journée, l’un à côté de l’autre. Avec ce secret désir de s’unir, de s’accorder, de ne plus faire qu’un. Ils restent immobiles, joue contre joue. Le regard perdu dans le vide. Une époque où ils ne se connaissaient pas encore, dans la nostalgie de ces instants perdus avant même de les avoir vécus. La saveur du cou tiède et palpitant, des effluves de parfums se mélangeant subtilement aux odeurs corporelles, à celles de leurs cheveux. Les sensations se bousculent en eux, les rapprochent plus encore à chaque instant. Ils retardent le plus longtemps possible le moment où leurs lèvres viendront s’accoler l’une à l’autre, où ils finiront par s’embrasser, à se perdre, à se retrouver ensemble. La première fois est unique. Rien ne peut l’effacer ni la répéter.