« La grande révélation n’était jamais arrivée. En fait, la grande révélation n’arrivait peut-être jamais. C’était plutôt de petits miracles quotidiens, des illuminations, allumettes craquées à l’improviste dans le noir ; en voici une. »
Vers le phare, Virginia Woolf
Tbilissi, Géorgie : 16:00
Elle s’est assise, dans cette salle d’attente, sur une chaise inconfortable, à la base étroite, incommode, avec son dossier en métal, rigide et froid. Elle gigote pour se sentir plus à l’aise. Elle croise brièvement les jambes, ses bas en nylon bruissent en se frôlant. Elle tire d’un geste alerte sur sa jupe noire pour se sentir moins engoncée. Elle s’étire de tout son long pour se détendre et délier ses muscles. Dans ce mouvement, bras levés, tendus vers le plafond, sa main gauche se cogne contre le mur derrière elle. Il est recouvert sur toute sa surface d’une reproduction en couleur d’un paysage des bords de la mer noire, à l’ombre d’un pin parasol, l’horizon se profile. Elle a eu le temps de le reconnaître en entrant, c’est un lieu de son enfance, elle passait certains étés avec ses parents dans cette cité balnéaire près de la frontière turque. Une main à plat contre son ventre, l’autre restée en l’air, glissée derrière sa tête, caresse ses cheveux. Elle se souvient de ce lieu charmant, ce jardin botanique perché sur une colline à proximité de la ville.
Wild Rivers National Park, Tasmanie, Australie : 03:00
Cette forêt vierge, forêt primaire restée indemne de toute activité humaine au cours de son existence, dont les processus écologiques n’ont connu aucune perturbation, côtoie une forêt d’eucalyptus, un certain nombre de rivières sauvages, de montagnes dénudées, de grottes creusées dans la magnésite et de vastes landes côtières. La nature y est profondément farouche. Lacs glaciaires, rapides et gorges qui dévalent les falaises. Dans l’immensité de la forêt, ses volumes et ses variations infinies de vert, aux tonalités subtiles mais ternes, de la mine à l’infini, en passant par la profondeur de la fougère et l’éclat de l’émeraude, au-dessus de la canopée dont le faîte des arbres forme de loin un ensemble indiscernable, une nappe de brouillard s’échappe en nuée vers le ciel, à moins qu’il s’agisse d’un départ de feu. À cette distance, difficile à dire. Le ciel gris est bas et lourd, il s’abat sur les arbres en fines gouttelettes d’eau. Devant ce paysage sauvage et rude, aux allures de lavis délavé, la sensation d’une tristesse nous submerge, le cœur serré, tel un rêve qui surgit au moment de se réveiller en sursaut.
Strasbourg, France : 13:00
Cet homme a suivi une jeune femme dans les rues de la ville. Elle lui rappelait la femme qu’il avait rencontrée lorsqu’il habitait encore là, et dont il était sans nouvelle. Sa quête s’est transformée peu à peu en interminable déambulation dans les rues. Une plongée dans l’intimité de la ville, ses recoins, ses secrets. Cette filature enfiévrée, pleine de faux-semblants et de rebondissements, l’a poussé dans ses retranchements, faisant ressortir la dimension sensuelle et animale de sa traque amoureuse. Soudain la jeune femme s’est arrêtée à quelques mètres de lui. Il n’imaginait pas cette réaction. Tout s’arrête devant lui, se fige. C’est à peine s’il respire encore. Tout semble suspendu au mouvement de la jeune femme. Immobile un long moment, hésitante sur le chemin à prendre. Elle pourrait le remarquer. Si elle se retourne, elle verra bien qu’il la guette. À l’affut. Inquiète, aux abois, elle se sentira bête traquée. Une bourrasque de vent inattendue vient agiter les longues mèches de ses cheveux blonds et les soulève au-dessus de sa tête, couronnant son crâne de bois majestueux. Elle sourit, aérienne. Elle n’a plus peur.
Rwerere, Rwanda : 14:00
Elle prend la parole pour dénoncer l’agression qu’elle a subie. Sa voix porte au loin. Sa conviction surprend l’assemblée, tout le monde l’écoute. Tous les yeux sont rivés sur elle, attentifs, suspendus à ses lèvres. Elle s’emporte. Le ton monte, sa voix se perd parfois dans les aigus. Elle accompagne sa diatribe avec ses mains, avec ses bras, avec tout son corps, rythmant son flot de paroles. Elle projette ce qu’elle dit, plus loin encore. Dans une dimension troublante qui la dépasse. La déplace. C’est une danse endiablée, c’est un chant chahuté. Un cri, un appel à la révolte. Au réveil des consciences. Ses mains s’écartent et restent ainsi dénonçant le vide qu’il y a entre elles. Ce qu’elles ne maîtrisent plus. Depuis longtemps. Les femmes assises dans l’assemblée l’écoutent avec une attention décuplée par ses gestes, les mouvements de son corps. Pendant son discours, des femmes continuent à nourrir leur bébé au sein, d’autre portent leur main devant leur bouche pour contenir leur émotion, les mains, les têtes s’agitent. Il faut se lever. Ce n’est plus possible. Le combat ne fait que commencer.
Saint-Hélier, Jersey, Royaume-Uni : 12:00
Après une nuit de rêves contrariés, de mouvements sous les draps, de sueurs nocturnes, le réveil est parfois difficile. Dans le lit, le corps qui a oublié tout écart avec lui-même, lutte pour trouver le sommeil, et c’est au pire moment qu’il parvient à trouver l’issue, à s’évader de lui-même en s’inventant un double merveilleux, à lâcher prise. On se réveille plus tard que prévu le lendemain. Il est déjà midi. L’impression d’avoir perdu son temps. Dans le mouvement strictement inverse qui nous a maintenu si longtemps éveillé contre notre volonté, justement parce qu’au moment de s’endormir il faut tout abandonner, relâcher les muscles de son corps, se détendre pour se laisser envahir par le sommeil, et qu’on a fait tout le contraire, en y réfléchissant, une fois levé, dans le froid de la pièce, jambes et bras nus au saut du lit, il faut se réveiller, tête penchée au-dessus du lavabo de la salle de bain, en éclaboussant son visage à grands jets d’eau, en laissant couler le liquide froid du robinet, pour s’en asperger plusieurs fois de suite, afin de fouetter le sang.
Chongqing, Chine : 20:00
La nuit est déjà tombée. Le métro aérien file à vive allure dans le paysage nocturne. La tête ailleurs, distraite, la jeune femme se réfugie dans ses pensées. Les mouvements lancinants du métro la berce dans leur roulis régulier. Le wagon est presque désert. Un vieil homme est avâchi au bout du compartiment. De sa place elle peut l’entendre ronfler malgré les soubresauts bruyants de la rame. Elle pense à l’appel téléphonique qu’elle a reçu avant de sortir du travail. Elle pense à ce qu’elle a dit et surtout à ses silences pesants. Elle pense à toutes ces expressions qu’elle entendait dans sa famille. À qui sait attendre, le temps ouvre ses portes. Attraper le vent et courir après une ombre. Cacher un couteau derrière son sourire. Et celle-ci surtout : Ce ne sont pas ceux qui savent le mieux parler qui ont les meilleures choses à dire. Elle pense à son sourire, à ses silences, à ses sous-entendus, elle pense au vertige de l’attente, aux transports en commun. Elle sourit de la coïncidence. Sur son visage cela ne se voit pas. Celui qui ne sait pas où il va, va à côté.
Nsang, Guinée-Équatoriale : 13:00
Aujourd’hui, c’est un jour différent. Les enfants le sentent en entrant en classe. La maîtresse les accueille. Elle a un mot, un signe pour chacun d’entre-eux. Un salut, un sourire. Ils le lui rendent en écho. Ils aiment bien leur maîtresse. Mais ils devinent qu’il y a quelque chose de changé ce matin. Un homme se tient à proximité de son bureau. Il les aborde avec un large sourire. En allant s’asseoir à leur place habituelle, les enfants ont soudain peur que cet homme vienne remplacer leur institutrice. Le doute les assaille. Une pointe de peur. Leurs regards circulent à la recherche de réponses. Ils sont très vite rassurés. Ce scientifique est invité pour un cours sur la biodiversité. Le tissu vivant de notre planète, explique-t-il en quelques mots. Cela recouvre l’ensemble des milieux naturels et des formes de vie et leurs interactions. La diversité des milieux de vie à toutes les échelles : océans, savanes, forêts. La venue de cet inconnu dans l’espace très ritualisé de l’école transforme le regard des enfants sur elle. L’empressement enjoué des enfants, sous le regard amusé mais bienveillant de leur maîtresse.