« La grande révélation n’était jamais arrivée. En fait, la grande révélation n’arrivait peut-être jamais. C’était plutôt de petits miracles quotidiens, des illuminations, allumettes craquées à l’improviste dans le noir ; en voici une. »
Vers le phare, Virginia Woolf
Mindelo, Cap-Vert : 20:26
Téléphoner dans la rue est devenue pratique courante. Plus personne ne s’étonne qu’on décroche et qu’on se mette à parler à l’extérieur. Dans l’indifférence de ceux qu’on croise dans la rue mais qu’on ne connaît pas. Le téléphone sonne, on décroche. On répond sans attendre. Allo, oui. Tu es où ? J’arrive. Personne pour s’en offusquer. La sphère intime et l’espace public ne font plus qu’un. C’est désormais chacun pour soi mais tout le monde le sait, y assiste, y participe malgré lui. Pas moyen de faire autrement. Ces deux hommes ne se connaissent pas mais passent un coup de fil dans la rue au même moment. Pour se donner une contenance, ils lèvent les yeux au ciel, évitent de se regarder en face, de croiser le regard de l’autre, d’écouter la conversation de son voisin qui vient de se détourner en l’apercevant, de baisser la voix pour ne pas le gêner, pour que l’autre ne puisse pas entendre sa conversation. En regardant de loin leur manège, on pourrait presque se demander s’ils ne sont pas en train de se téléphoner sans le savoir.
Romainville, France : 22:26
Dans le long couloir sombre qui se profile devant lui, il avance sans faire de bruit, à pas lents et mesurés. Il peut entendre les bruits de l’immeuble, à chacun de ses mouvements. Il passe discrètement devant chaque porte pour ne pas attirer l’attention. Les bruits qu’il entend deviennent abstraits dans l’impossibilité qu’il a de reconnaître leur provenance exacte. Il tente de deviner ce qui se passe à l’intérieur de ces appartements. Les murs ne sont pas très épais. Les sons se mêlent au fur et à mesure de sa progression dans le couloir, formant une étrange bande son où les bribes de voix se confondent avec certains bris de vaisselles, les cris avec les appels, la musique avec les gémissements. Il n’est pas sûr de lui, il ne devrait pas être là. Il n’a pas pris rendez-vous. La personne chez qui il se rend ne sait pas qu’il vient la voir, ne s’y attend pas. La lenteur de ses gestes dans la pénombre leur confère une connotation mystérieuse. Troublé, perturbé, il ne sait plus soudain s’il fait encore jour dehors ou si c’est déjà la nuit.
Kadoma, Zimbabwe : 23:26
Le temps s’effiloche. Poussière des choses détruites. Aucune certitude pour demain. Ils se tiennent debout, au milieu de la place du village. Ils se sont réunis pour se recueillir. Ils forment un cercle uni. Dans le silence de cet élan, dans le calme de ces retrouvailles, chacun pour soi se coordonne aux autres, se met à l’écouter, à respirer à ses côtés, d’un même souffle. Côte à côte. Les bras ballants le long de leur corps, ou croisés dans le dos. Ce qui faillit dans le monde, ce qui fuit, disparaît, entrecroise absence et présence. Ils baissent leurs yeux vers le sol de terre battue. Sans oser regarder précisément ce qui s’agitent à leurs pieds. Leurs ombres se prolongent et tirent un trait sur la lumière. Les vibrations s’arrêtent enfin et les ténèbres reprennent leur immobilité. Ils ne cherchent pas à rivaliser avec la méditation ou la prière. Pour une minute de silence. Rien dans l’univers n’est stable : tout passe. Pourquoi, ici, alors que rien ne coïncide vraiment, tout nous semble soudain si familier ? Entre marge et présence. Il existe des résonances communes, des correspondances entre ceux qui vivent dans le même univers.
West Hollywood, États-Unis : 13:26
Dans la paume de sa main ouverte, elle maintient à plat une clé. La clé de sa maison. Elle la regarde fixement. Elle l’observe longuement, admirative. La clé brille. Malgré sa légèreté, la jeune femme peut sentir le froid de son métal argenté. Mais très vite, sans aucun mouvement ou quelconque action de sa part, l’objet minuscule se réchauffe au creux de sa main. Sous son regard insistant, peut-être ? Mais elle ne sent plus son poids à force de la regarder. Elle a beau fixer cette clé, elle ne la sent plus. Toute légère, elle ne la perçoit plus au contact de sa peau. Elle devient invisible. La jeune femme se demande alors quelle porte cette clé peut-elle encore ouvrir si elle ne la distingue plus, et si sa présence est remise en cause, peut-elle encore la voir ? À quoi peut bien servir une clé que l’on voit mais qui ne pèse plus rien ? Est-ce que sa maison pourrait elle aussi disparaître ? Sans trouver de réponse à toutes ces questions qui lui traversent l’esprit, sans réfléchir, la jeune femme porte la clé à sa bouche, d’un geste rapide, et l’avale.
Hambourg, Allemagne : 22:26
Elle a l’habitude de se maquiller. C’est une manière d’entrer en contact avec elle. Un dialogue muet. Le visage changeant exprime ce qui au fond d’elle la dépasse, la submerge, sans cesse différent. Apprendre à s’aimer, à se respecter, à se sentir bien, à assumer ce qu’il faut contre tous les assauts, les regards et le temps qui l’assaille. Elle termine la séance comme à chaque fois par la bouche, c’est une forme de rituel, en recouvrant ses lèvres d’un épais rouge à lèvres. Ce rouge incarnat fait ressortir la couleur de ses yeux et rehausse la rondeur de ses joues. Dans l’ovale du miroir, souligné par le bord métallique noir qui cercle l’objet domestique, la bouche dessine un rond, exagéré pour l’occasion, ce qu’il faut pour ne pas déborder et bien recouvrir uniformément les lèvres. Un rond qui forme le son O qu’on n’entend pourtant pas. Le regard est droit, franc, mais il ne discerne rien, rien de précis en tout cas. Un regard vague. Neutre et réservé. Le miroir crée cette distance nécessaire. Ce qu’elle perçoit lui parait détaché, extérieur. Une photographie.
Cordobá, Argentine : 18:26
Elle est malade. Allongée au fond de son lit, à l’hôpital, sous une épaisse couche de draps et de couvertures qui empêchent le moindre mouvement de son corps entravé, aux gestes limités, contraints. La chaleur de son corps enfiévré, en sueur, engoncé dans ce pyjama qu’elle n’a pas l’habitude de porter, préférant dormir nue chez elle. Elle voudrait respirer, retrouver son souffle, pouvoir enfin s’extraire de ce lit, s’échapper de ces draps, s’enfuir de cet hôpital. Elle parvient, après un effort soutenu, dans un sursaut inespéré, à sortir son bras de dessous le draps de toile rêche à cause des lavages successifs à forte température, à l’extirper de ce magma informe de tissus entremêlés, de le faire émerger comme on remonte enfin à la surface de l’eau après être descendu tout au fond, plongeant dans les profondeurs abyssales des tréfonds marins. Le coude qui pointe son nez par accident est un signe encourageant. Une respiration. Une issue possible. Une échappatoire inespérée. Une perspective à venir. Un mieux-être. Elle sait que cela prendra du temps pour aller mieux, elle ne va pas sortir tout de suite de l’hôpital, mais prochainement.
Lobamba, Eswatini : 23:26
C’est un accident, il ne l’a pas fait exprès, il a suffi d’un instant d’inattention, d’une absence passagère et la tasse lui a échappé des mains. Cela n’a duré qu’un bref instant. Il ne sait pas ce qui lui est arrivé. Il voit juste la tasse tomber au sol. Il devine le choc de la céramique sur le carrelage du salon. Il reste assis, impuissant. La main immobile sur le bras rigide du fauteuil en bois. Il ne parvient qu’à observer à distance la chute de cet objet qui ne lui appartient plus. Le temps semble s’arrêter. La chute de la tasse se poursuit inexorablement. Elle paraît interminable. Tout tourne désormais autour de ce minuscule événement. Il ne peut rien faire d’autre que d’observer l’imminence de la catastrophe. Au moment de l’impact au sol, dans un grand fracas assourdissant, les éclaboussures du lait que contenait la tasse qu’il buvait à petites gorgées avant d’aller se coucher, le liquide blanc, translucide, se déverse violemment sur le sol, y rebondit, éclabousse tout autour, dessinant les contours inédits d’une carte dont il ne reconnaît pas la forme.