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De Hafar Al-Batin au Koweit à Amman en Jordanie

« La grande révélation n’était jamais arrivée. En fait, la grande révélation n’arrivait peut-être jamais. C’était plutôt de petits miracles quotidiens, des illuminations, allumettes craquées à l’improviste dans le noir ; en voici une. »

Vers le phare, Virginia Woolf

Hafar Al-Batin, Koweït : 14:40

Une file de voitures et de camions roulent au pas. Ralentissement général du mouvement. De l’autre côté, sur la voie opposée, pas un seul véhicule. La route est totalement déserte. Sans doute la voie est-elle bloquée en amont. Quelques kilomètres plus haut. En plein centre-ville. Des militaires armés remontent à pied sur le large trottoir aux formes arrondies. Vigilants, ils longent la route en jetant un œil avisé sur les véhicules. Un danger imminent. Il fait déjà chaud, c’est à peine supportable, étouffant. Sur le terre-plein près des habitations en espaliers, la poussière du sable se soulève par intermittence. Le vent par bourrasques soudaines, imprévisibles, retombe aussi vite. Apparition fugitive qui ne rafraîchit rien. Les moteurs des véhicules tournent au ralenti. Pas un coup de klaxon, aucun cri. Tout semble ralenti. Pris au piège d’une lenteur inexpliquée et inquiétante. Quelque chose d’inattendu, de mystérieux dans l’air. Dans le ciel désespérément bleu, pas un nuage, pas un avion. Les oiseaux se cachent à l’ombre des rares palmiers. Les habitants sont invisibles, bien à l’abri chez eux. À cette heure-ci sans doute font-ils la sieste, abasourdis par la chaleur écrasante.

Matagalpa, Nicaragua : 05:40

Tard dans la nuit. Après une longue conversation téléphonique. Elle a bien voulu poursuivre leur discussion. Elle était épuisée de fatigue, tête lourde, les yeux brillants, elle s’est allongée sur son lit tout en continuant à lui parler. À un moment donné, elle n’a plus parlé, elle l’écoutait lui raconter ses déboires du jour. Elle s’est assoupie sans s’en rendre compte. La tête lourde sur son oreiller. Ses cheveux en désordre. Allongée indolente sur le flanc. Encore habillée, à même les draps. Le souffle rauque légèrement sifflotant. Pendant ce temps là, il est resté derrière l’écran de son ordinateur, l’application de visiophonie toujours ouverte, il l’a regardé en silence. Pendant toute la nuit. Il observait à distance les moindres soubresauts de son corps. Du bout des doigts, il a caressé son visage sur l’écran, son contact froid. Il imaginait en effectuant ce geste distrait, rêveur, ce qu’il ferait s’il était dans ce lit à ses côtés. Il pourrait la serrer tendrement contre lui, enserrer ses bras autour de son buste, s’accoler à elle, sentir sa peau, son parfum, accorder sa respiration à la sienne, sentir le désir monter.

Nadrau, Fidji : 00:40

Le fruit est lourd, recouvert d’une épaisse couche rugueuse de fibres ligneuses brunes. Ces filaments sont rêches et rappent le bout des doigts. Difficile à tenir dans la main. Trop large pour le coincer au creux de sa paume, il faut le maintenir en l’air avec ses deux mains de part et d’autre. Pour ouvrir la noix, il est nécessaire de la percer au niveau de la bouche située en dessous des yeux, identifiés par trois petites taches sombres présentes à la base de la noix. L’intérieur est composé d’une chair fibreuse blanchâtre au goût sucré et imprégnée d’eau de coco. L’homme place le fruit au-dessus de sa tête, en suspens un long moment avant qu’une goutte de jus à l’intérieur réussisse à couler jusqu’à ses lèvres, bouche grande ouverte, les yeux fermés, telle une bouteille vide qu’il faut incliner longuement avant que la dernière goutte s’en échappe enfin. Il tire la langue pour ne pas laisser le précieux breuvage couler à côté. L’eau de coco est une boisson rafraîchissante légèrement sucrée. La soif se satisfait parfois d’une seule goutte. Ce qui permet de tenir.

Nicosie, Chypre : 13:40

Chaleur étouffante. Aiguisée comme une lame de couteau. Pas un mot. Aucune parole. Peut-être un chant secret. La douleur est trop forte. Il n’y a que les pleurs. L’abattement. Les corps deviennent transparents. Les corps secoués de hoquets et de larmes. Assis sur un banc ou le dos contre le mur, la même absence. En dedans de soi. Les mots ne servent plus. Ils sont devenus inutiles, en trop. Les regards se fuient. Dans le vague. Impossible d’échanger. Le dialogue est rompu en apparence. Chacun pour soi. Mains jointes, serrées, crispées, doigts croisés, une main posée sur le bras de son voisin, une main portée à la bouche pour se retenir de crier, de pleurer plus encore. Mais si aucun mot ne peut sortir de leur bouche, seulement quelques gémissements, à peine une plainte douloureuse et renversante, la disposition de leurs corps, affligés de tristesse que souligne la lumière frontale à cette heure si vive, tranchante, qui découpe leurs silhouettes, renforce leur désarroi, cette tristesse sourde des jours de deuil, les transforment en monument funéraire, figés tels des statues dans un cimetière accablé d’une trop vive lumière, dans la sécheresse d’une chaleur insupportable. Intenable.

Riga, Lettonie : 13:40

Il se lance, puis renonce, détruit, avant d’oublier ce qu’il vient de peindre, l’effacer à grands coups de pinceaux. Puis il recommence. C’est là, ça presse de toutes parts, cela s’infiltre sur le tableau devant lui. Dans ces étendues sans fin de la toile où il lui semble que personne avant lui n’a été tenté de s’aventurer. Un ailleurs est là qui se dessine, mais qu’il ne soupçonne pas, ou plutôt qu’il s’efforce d’ignorer, en faisant semblant de ne pas le voir, de le faire surgir par hasard. Il tâtonne, il cherche, mais il ne sait pas encore quoi. Cela ne porte aucun nom. Quelque chose qui serait comme ce tout premier trait, ce mouvement à peine ébauché. Des couleurs emprisonnées dans des contours d’une parfaite netteté. À les examiner plus attentivement, ils font plutôt penser à des figures lointaines, des silhouettes à peine esquissées qu’on devine à peine. Des particules qui cristallisent ce qui reste en suspens. Tout autour de lui se précise soudain, se fige. Il ne répond pas à nos demandes pressantes, à nos véhémentes protestations. Assez d’énigmes. Fais-nous voir. Montre-nous.

Arslanbob, Kirghizistan : 17:40

Ses écouteurs sur les oreilles, soudain il oublie tout ce qui l’entoure. Avec cet air habité qui le met dans un état d’attente tendue, de concentration extrême sur ce qui va se produire. Les premières notes surviennent à son oreille. Ici, on n’entend rien. Une fraction de silence. Brusquement, il se sent isolé de l’extérieur, enveloppé dans un silence étincelant. Pas le silence de chez soi et des choses. On ne sait jamais quand on fait le grand saut mais, d’un coup, il se met à bouger avec ses écouteurs. Ses jambes tremblent en battant la mesure. Puis ses bras se coordonnent au mouvement de ses pas, sautillant sur place tout d’abord, il virevolte et bascule dans une danse trépidante. Son visage, sans qu’il en soit conscient, reflète ce qui se produit dans cette fête intérieure, intime, dans ce dialogue imprévisible entre la musique et ses oreilles. Sans l’appui de la musique, ses mouvements deviennent fascinants, changements instantanés de l’expression, signes légers des mains qui transforment les rythmes et les sons en mouvements chorégraphiques. Par moments, dans ces ruptures qui constituent autant de relances que d’oscillations, il oublie la réalité.

Amman, Jordanie : 13:40

Elle vient de trouver par hasard un objet qu’elle ne connaît pas sur le trottoir. Il brille, cela l’attire. Elle se baisse, l’attrape entre ses doigts, étonnée par la chaleur de l’objet abandonné par terre sous un soleil de plomb. Le métal lui brûle légèrement la pointe des doigts. Elle souffle dessus machinalement. Elle se relève. Elle observe attentivement ce curieux objet qu’elle ne reconnaît pas tout de suite. Elle n’a pas l’habitude d’en voir là où elle vit. En le regardant de plus près, elle pense qu’il s’agit d’une balle. Elle n’en a jamais tenue entre ses doigts. On dirait un bijou. Le métal doré brille dans la lumière de l’après-midi. Son éclat la surprend. Elle le trouve beau mais cela l’intrigue. Que fait une balle ici dans cet endroit ? En ville ? Elle est fascinée par ce minuscule objet au pouvoir si grand, si destructeur. Elle est à la fois subjuguée par sa forme, sa beauté et médusée par la violence qu’il peut provoquer lorsqu’il est chargé dans une arme. Est-il dangereux en dehors ? Elle se le demande, un peu inquiète.


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