« La grande révélation n’était jamais arrivée. En fait, la grande révélation n’arrivait peut-être jamais. C’était plutôt de petits miracles quotidiens, des illuminations, allumettes craquées à l’improviste dans le noir ; en voici une. »
Vers le phare, Virginia Woolf
Nijni Novgorod, Russie : 03:14
Dans le clocher de l’église, un astucieux dispositif de cordes ingénieusement reliées entre elles, dont l’ensemble intriqué forme une impressionnante toile d’araignée, permet de faire sonner les cloches, de jouer avec elles. D’une pression du pied, cet homme les fait tinter. Avec ses mains, au bout desquelles chaque doigt tire une clochette de taille différente afin de produire un son plus grave ou plus aigu, il module leurs sonorités pour jouer la mélodie qui vient se superposer à la basse assurée par les plus grosses cloches disposées dans le clocher à proximité. Son pied les actionne pour les faire vibrer et carillonner tandis que de sa main gauche, restée libre, il marque la mesure d’un rythme régulier en appuyant sur un réseau de fils qui font entrer en mouvement d’autres carillons en contrepoint. L’ensemble est très harmonieux. On l’entend dans toute la région. Mais ce soir là, il n’aurait pas dû jouer à cette heure si tardive. Il ne sait pas ce qui lui a pris. C’est venu soudain sans crier gare. Des voix l’ont réveillé pour l’heure de l’Angélus quelques heures plus tôt que d’habitude.
Andorre-la-Vieille, Andorre : 01:14
C’est la nuit en montagne. La neige est tombée et recouvre rapidement toute la surface de la chaussée. Ce n’était pas prévu. Le chauffeur n’a pas l’habitude de conduire dans des conditions météorologiques si médiocres. Le véhicule tire à droite, glisse à gauche, il paraît autonome, incertain. L’homme ne contrôle plus rien, n’a plus aucune prise sur lui. La voiture avance à sa vitesse sans qu’il parvienne à la ralentir, le moindre freinage pouvant la faire déraper, au risque de partir en tête-à-queue, de se mettre en travers de la route. Le volant tourne dans tous les sens, vibre, sans qu’il puisse le maintenir, les mains se crispent dessus mais n’ont plus aucune maîtrise de la direction suivie par la voiture. Les roues patinent sur cette route recouverte de neige glacée. Dans l’obscurité, les phares peinent à éclairer le tracé de la route qui se dévoile au dernier moment. Compliqué de s’y repérer. L’accident peut arriver à tout instant. La tension est intense. La prise de risque maximale. Mais il ne peut pas s’arrêter. C’est à la fois excitant et angoissant. Hors de contrôle.
Kampong Ayer, Sultannat de Brunei : 18:14
Pierre papier ciseaux. C’est un jeu mais les enfants s’en servent aussi pour prendre des décisions. Ils décident qui fera leur corvée en faisant une partie. Les règles du jeu sont vraiment très simples. À l’aide de leurs mains, les deux joueurs ont la possibilité de choisir entre trois signes : la pierre, le papier ou les ciseaux. Ils doivent placer leurs mains dans le dos. Ils énoncent le nom du jeu à haut voix. Pierre papier ciseaux, ou comptent jusqu’à trois. Chacun dévoile alors son choix en réalisant le signe avec sa main. La pierre casse les ciseaux, la pierre gagne contre les ciseaux. Les ciseaux coupent le papier, les ciseaux gagnent contre le papier. Le papier recouvre la pierre, le papier gagne contre la pierre. En cas d’égalité, ils rejouent jusqu’à ce qu’il y ait un gagnant. Ils acceptent parfois la présence du puits avec d’autres joueurs. Les règles changent un peu à ce moment là. Le papier recouvre le puits, le papier gagne contre le puits. Les ciseaux tombent dans le puits, le puits gagne contre les ciseaux. La pierre tombe dans le puits, le puits gagne contre la pierre.
Vara Blanca, Costa Rica : 18:14
Après avoir fait trotter le cheval dans le champ, puis l’avoir fait courir, et sauter, l’avoir vu se cabrer, hennir tout à la satisfaction de se retrouver à l’air libre, sans entrave, aucune muselière, pas de selle sur le dos, et la possibilité de se déplacer à sa guise, courir sans limite, partir au galop, marcher au pas vers son enclos, il revient vers nous tranquillement, tête basse. Il mange quelques herbes qu’il parvient à arracher avec ses dents au passage. Puis, il s’arrête devant nous. Dans l’attente. Il faut lui parler, le caresser. C’est une manière de le féliciter. On pose alors sa tête sur le col de l’animal, près de sa longue crinière blanche, pour écouter son cœur. Le tambour battant à l’intérieur est impressionnant de force et de rythme cadencé. La joue posée sur son poil ras, la main continue de le caresser en même temps. Son cœur se met à ralentir comme si notre geste l’apaisait. Il reprend souffle. Une allure normale pour son rythme cardiaque. Les derniers battements sourds au moment de relever la tête, de croiser son regard, nous submerge d’émotions.
Sarajevo, Boznie-Herzegovine : 01:14
Sans oser se l’avouer l’attirance est mutuelle. Et cela ne date pas d’hier. Mais la pudeur les fait hésiter, la peur de s’épancher, de figer les choses au risque de les détruire, les salir, ou les transformer. Ils s’esquivent, ils se frôlent, inventent des parades, des jeux de rôles, des manières de parler, des silences lourds de sens, des regards complices et des sourires en coin, des gestes esquissés, des mouvements contraires, avant d’avouer cette attirance qui pince le cœur, qui fait tourner la tête, qui accélère le rythme cardiaque et coupe le souffle, tout cela n’est plus tenable. On s’invite à passer l’après-midi ensemble. C’est un rendez-vous, mais impossible de l’appeler ainsi. On décide de jouer. Il faut commencer doucement, apprendre à se connaître, prétendre qu’on a besoin de ce temps de latence avant de passer à l’étape suivante. On commence un puzzle qu’une pièce manquante suffit à stopper net. On s’allonge par terre. On boit un verre de vin. Les aveux viennent ensuite. La parole libérée. Les corps s’apprivoisent, les voix au diapason. Le premier baiser ne tardera plus.
Punta Gorda, Belize : 18:14
Retour au pays natal. Sur les lieux de son enfance. Dans ces paysages tropicaux des Caraïbes. Au large de l’impressionnante barrière de corail, parsemée de centaines de petits îlots, qui abrite une vie marine très riche. À bord d’un bateau à moteur qui le conduit jusqu’au lieu retenu pour disperser en mer les cendres cinéraires de son père mort quelques semaines plus tôt. L’urne funéraire en albâtre bien serrée, ses mains moites la maintenant bien droite au niveau de ses genoux. Le regard lointain, mélancolique, cherchant à l’horizon la destination attendue, à atteindre. Une manière fuyante de ne pas regarder en face l’homme qui l’accompagne, un vieil ami de son père, un oncle pour lui, de détourner son regard pour ne pas l’affronter. Tant de souvenirs pourraient le submerger d’un coup. Les secousses du bateau sur les vagues, les bruits du moteur, l’air frais du large emportant avec lui une poussière de gouttelettes formée par les vagues qui se brisent sur le bord du bateau, l’empêchent d’être mal à l’aise, de chercher ses mots, à ce moment du deuil où parler lui semble impossible, hors de portée.
Île de Khong, Laos : 07:14
Dans le bus qui roule à travers la campagne, les passagers écoutent attentivement la jeune guide qui assure la promotion touristique de l’île. Des jours paisibles passés au soleil, et perte de tout repères. Le paysage défile derrière les vitres. D’entre les formes furtives qui y apparaissent, la silhouette gracile des palmiers revient avec insistance, mais toujours sur le point de s’effacer au profit de ce qui peut encore et toujours surgir. Dans une ambiance campagnarde et paisible, dit la jeune femme en souriant, l’île offre aux amoureux de la nature, randonnée, virée au milieu des rizières, visite de temples bouddhistes, les wats, calme débarcadère, marché de produits frais, montagne boisée, et plage idyllique. Sa voix amplifiée par le micro tout près de sa bouche. Ce côté désœuvré et brut, continue-t-elle, explique la faible fréquentation touristique de l’île jusqu’à présent. Seuls ceux en quête de réel dépaysement et de vie traditionnelle y font halte pour plus d’une journée lors de leur séjour au Laos. Les voyageurs se sentent mis en valeur. Un soupir satisfait d’orgueil traverse l’habitacle du bus. Ce qui va surgir, surgira peut-être des départs.