« La grande révélation n’était jamais arrivée. En fait, la grande révélation n’arrivait peut-être jamais. C’était plutôt de petits miracles quotidiens, des illuminations, allumettes craquées à l’improviste dans le noir ; en voici une. »
Vers le phare, Virginia Woolf
Samarkand, Ouzbékistan : 06:06
La tête tourne, elle s’est levée trop tôt, trop vite. Elle ne se sent pas bien. Léger étourdissement. Elle ne parvient pas à rester debout, dans la peur de tomber, de s’évanouir, elle préfère s’étendre sur la moquette de sa chambre d’hôtel. La moquette rase aux motifs géométriques. Elle sent sa matière abrasive sur la paume de ses mains, le long de ses bras menus. Le contact inconfortable et froid du sol lui fait curieusement du bien. Elle a gardé ses chaussettes. Ses cheveux noirs en désordre dispersés en couronne, crinière au-dessus de sa tête. Sa petite robe en coton léger remontée sur ses cuisses nues dans le mouvement effectué à la hâte pour s’allonger par terre, dans l’urgence, ne pas tomber et se faire mal, perdre connaissance, ce risque là de la chute, du choc brutal. Tête contre béton. Rester allongée par terre pour s’en remettre dans l’attente de se sentir mieux, que cet étourdissement passager disparaisse. Rien de grave. Elle contemple le plafond uniformément blanc de sa chambre en essayant de se rassurer. Retrouver un souffle régulier et rétablir le flux de sang et d’oxygène vers son cerveau.
Chtip, Macédoine du Nord : 02:06
Dans la nuit, il se réveille en sursaut, en nage. Sans explication tangible. Lambeaux de rêve dont les dernières images sinistres le heurtent, motifs répétés en boucle dont il ne parvient pas à s’esquiver, prisonnier de leur sombre mécanique chahutante. Le souffle coupé. Les mains moites. Il relève les draps d’un geste vif, dramatiquement disproportionné, son contact insupportable. Il se lève, fait quelques pas dans le froid de l’appartement en espérant naïvement que cette sensation hivernale le saisisse et le sorte de sa torpeur. Il jette sur ses épaules une veste, enfile rapidement son pantalon, se trompe de jambe, risque de tomber, se rattrape in extremis au chambranle de la porte malgré un étourdissement encore sensible. Il avance dans le salon silencieux, sans savoir encore où il va. La gorge sèche, il décide de bifurquer vers la cuisine. Boire un verre d’eau. En entrant dans la pièce, ses yeux se sont accoutumés à la pénombre, il n’a pas besoin d’allumer la lumière. Une silhouette surgit soudainement derrière la vitre de la cuisine. Il s’approche lentement de la vitre. Un faon se tient immobile dans la timide lumière du jardin. Leurs regards se croisent.
Kotka, Finlande : 03:06
Une soirée entre amies qui n’en finit pas. Dans la joie des retrouvailles. Des lumières et de la musique du café. Même si le lieu se vide progressivement de ses consommateurs, le groupe d’amies est bien décidé à rester jusqu’à sa fermeture, pour profiter de ces instants de partage et d’échange, des conversations à bâtons rompus, propos sibyllins côtoyant aveux inespérés, éclats de rires complices, convocations de souvenirs lointains, anecdotes professionnelles, expériences personnelles, intimes, certaines d’entre elles se connaissent depuis l’enfance, continuent de se fréquenter même si de loin en loin. Elles s’amusent, se détendent, boivent beaucoup, rient de plus en plus fort. Les inhibitions s’effacent à mesure que les glaçons de leurs cocktails fondent dans leurs verres. Le café propose un karaoké. Elles finissent par se lancer un ultime défi en chantant à tue-tête en suivant les paroles des chansons qui défilent sur l’écran. Ça ne sonne pas toujours très juste, mais l’énergie qu’elles y déploient, la joie que cela leur procure, est si vive, qu’à ce moment précis, elles savent ce que se distraire veut dire. Se perdre en soi-même pour mieux se retrouver.
Stanley, Idaho, USA : 19:06
Une route au milieu de nulle-part, qui se prolonge à l’infini. Sur cette route, l’impression que rien ne peut finir, tout se déroule comme un long ruban qui se profile devant nous. À droite comme à gauche des champs à perte de vue, du sable et de la poussière se soulèvent au passage de la voiture. Chemin tout tracé. Rien ne pourra nous arrêter. La chaîne de montagne aux sommets dentelés cerne l’horizon d’une hypothétique arrivée repoussée sans arrêt. Kilomètres après kilomètres. Cette route n’a pas de fin. L’horizon nous échappe en même temps que nous le fuyons. Les lignes jaunes tracées sur le sol, indiquent qu’il est permis de doubler un véhicule. Ironie du sort, c’est rare qu’on en croise ici. La voiture file à vive allure dans ce paysage désertique. Personne à l’horizon, pas un habitant, peu d’animaux visibles depuis le bord de la route. Imaginaire abandonné, rêve qui n’a plus lieu d’être. Il faut le traverser pour le comprendre, en espérant ne jamais rencontrer de problèmes mécaniques en cours de route, car c’est un passage, un mouvement, une quête, pas une destination.
Krabi, Thaïlande : 08:06
Pourquoi les habitants pensent-ils que les manifestations sont néfastes, qu’elles ne sont pas impartiales ou qu’elles sont extrêmes ? Cette vision peut s’expliquer par le nombre réduit de mouvements sociaux dans le pays, un phénomène qui se ressent également au niveau du nombre de personnes syndicalisées. Ce désintérêt gagne des milieux comme les universités où les groupes d’étudiants, tels que les conseils et les associations. Depuis les années 1970, le nombre de manifestations organisées dans les villes ne cesse de chuter. Les mouvements syndicaux et civils sont donc de moins en moins visibles. Difficile pour les jeunes de comprendre comment critiquer ou s’opposer à la société. Comment s’engager réellement sans être le témoin de ces mouvements et sans constater de changements tangibles apportés à la société grâce à ces mouvements ? Il est tout à fait compréhensible qu’ils ne soient pas convaincus que leurs actions puissent avoir un réel impact. L’illusion que « nous sommes tous pareils » est de plus en plus forte. Beaucoup redoutent que le fait d’exprimer ouvertement leurs opinions n’ait des conséquences imprévisibles, que les autres les considèrent comme des personnes qui créent des problèmes ou ayant des préjugés.
Abidjan, Côte d’Ivoire : 01:06
Ce qu’il voit le stupéfait. Médusé, il a peur. Il ne peut plus bouger de crainte d’être remarqué, débusqué. Il ne devrait pas être là, assister à cette scène nocturne. Il sait qu’il prend un risque en venant là, en bravant l’interdit, il n’est pas le bienvenu, mais il a entendu du bruit depuis la rue, il s’est introduit dans cet entrepôt du quai désert, il s’est hissé jusqu’à cette cachette pour observer ce qui se passe à distance, en veillant à rester discret, invisible. Les yeux grands ouverts, abasourdi par la violence inouïe de ces corps qui se contractent, se révulsent et saignent sous les coups, ces cris déchirants de douleur dont le tumulte se mêle indistinctement aux injures, aux invectives, aux insultes qui les assaillent et les souillent de leurs crachats. La foule est hors d’elle, déchaînée. Leurs ombres se reflètent sur les parois éclairées par les torches en mouvement, projetées sur ces murs sur lesquels elles s’éclatent en mille reflets scintillants. S’agrandissant et se déformant à foison, elles deviennent immenses, odieusement tordues et torturées par les mouvements de la foule dans l’incandescente lumière des flammes.
Archipel du Svalbard, Norvège : 02:06
Elle a disparu. Dans le froid polaire, il part à sa recherche. Il est désespéré. Dans ces conditions climatiques, extrêmes, la terre est glacée, la neige abondante, elle ne pourra pas lutter longtemps contre le froid. La nuit difficile de se repérer dans l’immensité neigeuse, et même si la lumière de la lune se reflète et se répand sur la surface blanche de la neige au teint bleuté, l’avancée est rendue compliquée par la quantité importante de neige qui retarde la marche. Les pas lourds s’enfonçant sous son poids, exigent plus d’efforts, il faut lever hauts les pieds, tout mouvement devient plus harassant. Un combat inégal. Après des heures de recherche, il la retrouve enfin, inanimée, frigorifiée. Peau et lèvres bleues, pupilles fixes et dilatées, muscles rigides, aucun mouvement respiratoire décelable. Cette apparente mort clinique n’est heureusement qu’une hypothermie sévère, elle est encore en vie, mais dans un état de sidération temporairement réversible. Son cœur continue cependant à battre au ralenti. Il la ramène sans attendre dans leur cabane. Avec prudence, il la réchauffe progressivement. Dans son état de vulnérabilité, toute stimulation pourrait entraîner une fibrillation ventriculaire mortelle. Lentement, elle revient à elle.