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De Dubaï aux Émirats Arabes Unis à Zimba en Zambie

« La grande révélation n’était jamais arrivée. En fait, la grande révélation n’arrivait peut-être jamais. C’était plutôt de petits miracles quotidiens, des illuminations, allumettes craquées à l’improviste dans le noir ; en voici une. »

Vers le phare, Virginia Woolf

Dubaï, Émirats Arabes Unis : 19:39

Le visage blessé. Pour la première fois depuis l’accident, il accepte de regarder les traces des blessures sur son visage. Le choc a duré quelques minutes, l’idée du choc une semaine. Tout autre attendrissement était feint, tout autre outrage une simple diversion. Plaie sur le front, au-dessus de l’arcade sourcilière et sur la pommette saillante. Il lève le miroir portatif devant ses yeux, dissimulant une partie de son visage. Pour ralentir le dévoilement des dégâts. La légèreté qui précède les catastrophes. Je montre tout. Je ne lui laisserais rien, pas même ce qui lui colle entre les dents. Il est ma joie, ma rêverie, mon bateau ivre. J’aime tout de lui, chaque détail, les paupières, la peau douce de ses mains, le creux de ses orbites. Je lui donne tout pour le voir sourire dans un reflet fugitif. Une image de moi à la fois mystérieuse et accessible, charmante et respectable. La distance de l’œil n’instaure pas son pouvoir, s’il est protégé, le risque qu’il observe le fixe en retour dans une rêverie inquiète et surprise. La fente du regard procède par décalages imperceptibles. Sur le reste, il ne dit rien.

Fargo, Dakota du Nord, États-Unis : 10:39

Se coucher en se demandant s’il neigera toute la nuit et se lever au matin, le sommeil ayant effacé le souvenir de la neige, volet ouvert, la pièce emplie d’une inédite luminosité, se tourner vers la fenêtre, découvrir le parking totalement blanc, les branches des arbres sous d’épais coussins neigeux, leurs troncs redessinés par un liseré blanc qui en modifie la forme et l’élan, plus rien ne permet de différencier le sol, tout est blanc, comme une page où tout reste à écrire. Quelques rares voitures paraissent avoir été oubliées par leur propriétaires. Peut-être depuis plus longtemps. L’étendue du parking est entièrement recouverte de neige, une neige blanche, dense et uniforme, tapis blanc qui efface le sol. Quelques traces dessinent un impossible chemin entre une voiture et la sortie sans parvenir au bout, comme si la personne avait été effacée par la neige elle-même, ses traces dissimulées, renforçant le mystère de ce lieu abandonné. Tout ce qui d’habitude est en mouvement, en flux, s’arrête soudain, le rythme même du temps de travail en question. Blanc comme une absence, une page qui se tourne, un clignement d’œil, une histoire qui commence.

Dakar, Sénégal : 15:39

Chaque matin, à la même heure, les deux femmes se retrouvent, assises sur un petit tabouret, l’une en face de l’autre. Elles lavent le linge de la maison au fond d’une bassine, le corps ployé au-dessus, s’acharnant sur le tissu qu’elles malaxent, trempent, tournent, frappent en rythme, ce qui leur donne le courage de continuer leur tâche. À force de laisser si longtemps leurs mains tremper dans l’eau froide de la bassine, la peau de leurs mains s’est fripée, leurs ongles se sont ramollis. Chaque jour dans la même position, elles recommencent ce manège, ce ménage à deux. Elles lavent, décrassent, essorent le linge détrempé puis le font sécher dans la cour de leur maison mitoyenne. Dans le quartier tout le monde les connait. On dit qu’elles sont sœurs tellement elles se ressemblent. Et comme elles ne se quittent jamais, cela renforce cette image que les voisins se font d’elles. Une évidence. Elles effectuent les mêmes gestes en même temps, elles bougent leurs bras dans un mouvement qui semble découler d’un seul corps, elles répètent les mêmes mouvements amples et enlevés, énergiques et rythmés. Dans une troublante harmonie.

Genève, Suisse : 17:39

La roue tourne. Les images se succèdent, se chevauchent, leur vitesse accélère, laisse rêveur, et chaque fois, à tour de rôle, lorsqu’elles s’arrêtent, elles finissent systématiquement par se fixer, même si cela ne dure jamais très longtemps, une image apparaît, orange, raisin, cerise, citron, puis la seconde, centrale, une nouvelle combinaison s’affiche, indique la tendance, ce qui va suivre, suspense intenable, avant que la dernière image surgisse, et révèle le résultat définitif qui ne prend sens que lorsque l’ensemble des éléments sont alignés sous nos yeux. Le succès est accompagné d’un retentissant cliquetis de sons tonitruants, une musique enlevée très vite recouverte par le bruit assourdissant des piécettes dorées tombant par la fente dans le réceptacle métallique. On continue l’aventure. La musique associée à la défaite est inaudible, une pièce en main, déjà en train de la glisser dans la fente de la machine, on entend le bruit de sa chute à l’intérieur, la roue continue de tourner. C’est toujours le même résultat. Ce n’est pas le résultat qui compte. C’est un jeu avec le temps. À qui perd gagne. Jouer avec le hasard, c’est jouer avec le feu.

Sébastopol, Ukraine : 18:39

Un risque. On n’a rien sans rien. Je suis invivable, je suis invisible, je vis sans vivre, je ne peux pas mourir, je ne peux pas vivre, je survis, je ne travaille pas, je me lève, je déambule dans les rues sans savoir où je vais, je ne vais nulle part, je ne bouge pas, je survis, tous les jours la même rengaine, je marche sur le trottoir, personne ne me voit, je m’échappe, je traverse la rue sans regarder ni à droite ni à gauche, rien ne m’arrête, je suis invisible, instable, perdu. Je suis en dehors du monde, personne ne m’écoute, personne ne me voit, je suis vivant au milieu des morts, je suis mort aussi, mais j’avance en aveugle, je vous entends, j’ai encore des forces pour aller de l’avant, mais je ne bouge pas. Il avait voulu toucher d’un peu trop près le corps du monde, à ce petit jeu-là, il n’y a d’autre façon de jouer qu’en engageant son corps et en posant sa main sur l’autre, même plus fort ou plus courageux. Il avait donc outrepassé ses forces. Risquer la vie.

Bamako, Mali : 15:39

Son enfant à ses côtés, le sentir contre soi, sur ses genoux, sentir sa respiration, son cœur qui bat, son souffle régulier, bouche ouverte, ses narines légèrement bouchées lui empêchant de bien respirer par le nez, son petit rire lorsque d’un geste d’écart pour faire sauter l’enfant sur ses genoux, sa mère le soulève dans l’air et le fait redescendre tout aussi vite, en l’air et déjà revenu à sa place, léger vertige, le cœur s’accélère, la sensation de se renverser, de tomber, de perdre ses repères, le sourire qui mange son visage avant d’éclater en rire franc et libérateur. Tout en s’occupant de lui vaquer à ses occupations, préparer le repas, servir le thé, nettoyer et ranger la maison, laver le linge, l’étendre, le plier avant de le ranger, nourrir le bébé, nettoyer la table, faire la vaisselle, aller faire les courses. Tout s’enchaîne. Les rituels du quotidien côtoient les folies de l’incertain, des ruptures et des départs. Tout se répète. L’enfant grandit dans cette présence aimante, cette tendre complicité, cette compagnie journalière, corps à corps, une voix et une peau, de jour comme de nuit.

Zimba, Zambie : 17:39

La lumière est étrange, le ciel d’un bleu très clair lessivé avec de gros nuages blancs joufflus comme les meringues gourmandes de l’enfance, sans une trace de gris, de menace d’orage, apportant leur espace d’ombre, bercés par le vent. Sol poussiéreux. Paysage désert. Ce qui surprend dans ce lieu d’habitude si passager. La frondaison des arbres dessine un rideau de scène dont on sait à la lumière qui faiblit qu’il va bientôt tomber, qu’il s’abaisse. Comment rendre compréhensible ce que l’on ne comprend pas ? Les mots nous le permettent en un sens. La poésie, c’est quand le silence prend la parole. La poésie est la rencontre de deux mots que personne n’aurait pu imaginer ensemble. La poésie est cette musique que tout homme porte en soi. La poésie, on ne sait pas ce que c’est, mais on la reconnaît quand on la rencontre. Toute la poésie, c’est cela. Soudain, on voit quelque chose. La petite fille fait ses adieux au paysage qui défile sous ses yeux, sans un geste, sans un mot. Tout se passe en un regard. C’est la fin du spectacle. Le spectacle continue.


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