« La grande révélation n’était jamais arrivée. En fait, la grande révélation n’arrivait peut-être jamais. C’était plutôt de petits miracles quotidiens, des illuminations, allumettes craquées à l’improviste dans le noir ; en voici une. »
Vers le phare, Virginia Woolf
Kwakoegron, Suriname : 14:47
Il y aurait des lieux dont on pourrait sacrifier le paysage pour un intérêt supérieur, des lieux dont on creuserait la terre jusqu’à épuisement. Dans la poussière ainsi soulevée, des nuages sablonneux qui resteraient suspendus au-dessus des têtes planant telle une menace éternelle, un danger permanent, l’annonce d’une fin prochaine, on ne verrait que ce qui nous pousse à détruire ce paysage, à le transformer pour une pépite d’or, des hectolitres de pétrole, des nappes de gaz, avant de l’oublier car il faudra bien un jour quitter cet endroit où plus rien ne peut survivre, dont il ne reste que les traces des multiples agressions, scarifications des roches et des sédiments, meurtrissures et corrosions des sols, salissure, empoisonnement. Et dans ces lieux abandonnés par tous, maudits et démolis, qui oserait encore tenter d’y retourner sans risquer la mort ? Dans ces vestiges d’une immense mine d’or à ciel ouvert, les pentes dénudées et les vastes zones de résidus miniers, rien ne pourra plus être pareil désormais. La destruction d’un paysage ne s’oublie pas. Après des siècles d’exploitation, les ouvriers se retirent, laissant derrière eux un paysage dévasté. Un enfer.
Amanha Lundju, Guinée-Bissau : 17:47
Le tronc de l’arbre harcelé par le vent. Colonne infinie qui monte vers le ciel en tremblant. Entre ses mains. Ses longs doigts effilés. Ce qu’en aveugle elle n’en finit pas de palper, de caresser, d’attraper les jours, comme autant d’impacts laissant leur trace à la surface d’une matière sensible. Dans ce mouvement infime du corps où le regard est absent, lointain, comme aveuglé par la lumière. Ailleurs. Le temps en rythme dans leur écorce nue. Lisse comme un nouveau jour. Leur ombre aberrante à bout de branche. Ce sont des équilibres précaires. Ce mouvement de l’arbre dans le vent ressemble à celui des vagues, celui du sang, l’idée que l’on s’en fait. Sous l’élan caressant du vent frémissant. Le souffle qui l’assaille. La sève des siècles arrachés au silence du tronc. Sous les caresses de tes mains longilignes ou les assauts de ton regard implorant. Désirable. Le temps tourne autour de toi, se dilate ou se contracte. Il y a là quelque chose de très tactile. Les arbres, immobiles pour nous, sont les maîtres du temps. Dans un coin de soi-même des morceaux du monde réel.
Hanovre, Allemagne : 19:47
Tout se tient, tout me tient. Je me sens prisonnière. J’ignore à quel étage je suis, peut-être ne suis-je qu’au rez-de-chaussée. J’entends les portes qui claquent, les pas dans l’escalier, les bruits de la rue. Je sais seulement qu’il existe des vivants. Je me retrouve dans la rue. D’ailleurs je vois le ciel et, à travers ma fenêtre également. Cela ne prouve rien cependant. Mais ces bruits qui proviennent de la rue, ces pas qui montent vers moi ? D’où surgissent-ils vraiment ? Dans son regard qui me toise il y a quelque chose de troublant, je m’y retrouve à ma façon. J’ai été dans cet appartement, avec elle. Je suis dans la rue désormais. Elle me regarde comme si je n’étais plus à ses côtés. Extérieure à elle. Étrangère. Mais ces bruits, ces pas, que j’entends monter vers moi, est-ce les siens ou les miens ? Rien ne me permet de le définir. Je me demande si ce ne sont pas des hallucinations. J’hésite à franchir ce pas, au risque de sombrer dans la folie. Ne plus savoir où je suis, qui je suis.
Mombasa, Kenya : 20:47
Cette femme d’âge mur à l’air satisfaite mais éreintée. Elle vient de faire l’amour avec son jeune amant noir. Un homme qu’elle paie pour passer les après-midis dans son lit. Elle tient sa tête en croisant ses bras derrière sa nuque. Les seins écartés, les jambes légèrement recroquevillées, révélant une silhouette pulpeuse. La chair et les ombres de son corps mettent en valeur ses formes généreuses et sensuelles. Les courbes de ses hanches, ses cuisses refermées sur la douce voluptuosité de sa chair adipeuse. Son nombril apparent. La toison de son sexe sous les plis de son ventre rebondi et flasque. La peau de sa poitrine halitueuse. Ses joues roses et ses lèvres humides, associées à son regard vif, son air effronté et provoquant. La lascivité de la pose et de son geste. La position de sa tête en décalage avec le reste de son corps. Cette femme sûre d’elle affiche sans honte ses formes féminines, en maintenant son regard droit sur ceux qui critiquent ses pratiques sexuelles. Une mystérieuse lumière baigne la chambre, dissimulant son corps derrière le voile de la moustiquaire. Le tissu la drape d’une mystérieuse aura de veuve joyeuse.
Whistler, Canada : 10:47
Le skieur démarre tout en haut de la piste. Il s’élance à toute vitesse sur la pente jusqu’à ce qu’il atteigne environ 90 km/h. À faible allure, il est impossible d’effectuer convenablement son saut. Le skieur doit choisir ses skis possibles en fonction de son poids, sa taille et sa technique particulière. Le skieur poursuit sa course à grande vitesse. À ce stade, rien ne peut plus l’arrêter. Il ne doit pas ralentir au risque d’affecter le résultat du saut, sa longueur et la qualité de son atterrissage. Au moment du saut, le skieur décolle légèrement les talons de sa paire de skis. Cela lui permet de faire basculer la masse de son corps vers l’avant pour faciliter l’envol. Après avoir effectué une fente avec ses skis pour leur donner une forme de V, il quitte le tremplin. Une forme de skis en X s’observe souvent lorsque le V est très prononcé. Il maintient sa position. Les mouvements parasites, en particulier ceux des bras, sont à éviter absolument. Aucune partie du corps du skieur ne doit être en contact avec la neige au moment de sa réception, uniquement ses skis.
Maracaibo, Venezuela : 13:47
Une maison qui flotte sur l’eau. Elle se laisse dériver dans le sens du courant. Dans cette région c’est assez fréquent. Il existe de nombreux quartiers où les habitations flottantes ont gagné du terrain sur l’espace de la rivière. Tout ce qu’on enlève, qu’on retient, qu’on refuse. L’étranger qui vient d’arriver dans la région, découvre émerveillé ces quartiers de la ville. Depuis qu’il est enfant, il rêve d’une ville construite sur l’eau. Non pas ces villes dont les bâtisses sont montées sur des pilotis, qu’on accoste en bateau, mais une ville dont chaque maison est elle-même un bateau flottant sur l’eau et dont l’assemblage de toutes ces embarcations accolées les unes aux autres dessinent la forme d’une ville. Une forme qui évolue en fonction des arrivées, des départs des bateaux. Leur va-et-vient. Une ville dans laquelle on circule en passant du pont d’un navire à celui d’un bateau et d’une barque à un esquif. Une ville qui flotte sur les eaux sans larguer les amarres. Il en rêve depuis longtemps de cette ville imaginaire. Cette ville est une île.
Taghit, Algérie : 18:47
Que se passe-t-il quand il ne se passe rien ? Ces hommes semblent faire du surplace. Le seul mouvement assuré est celui du paysage qui, sous l’effet de la réverbération, tremble et vacille. Sensible aux états changeants du paysage, sa lumière autant que ses lignes. Tout se déplace, se dérobe derrière les mirages du désert et les formes des nuages. Marcher est sans doute la première forme d’écriture. Dérives et divagations. Un paradoxe. Quelque chose qui n’en finit pas d’advenir. Des traces, sinon dans le visible, du moins un bruit, une odeur. Rien de fixé, rien de vraiment tangible que l’instantané des apparences. De ces durées étirées naissent d’étranges silences, de longs grondements assourdissants. Dans cette lumière des heures où semble rêver l’invisible. Dans la lenteur qui affecte les corps venant vers nous depuis l’horizon. L’appel des hautes lumières et des forts contrastes. Une forme de révélation, de miroitement de perceptions, de disparitions et d’ombres portées. Le monde est flou. Une apparence hallucinatoire du temps qui passe avec ses mirages et ses figures fantomatiques dont on finit par se demander si elles correspondent à des êtres réels. Une apparition ?