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De Morrumbala au Mozambique à Caracas au Venezuela

« La grande révélation n’était jamais arrivée. En fait, la grande révélation n’arrivait peut-être jamais. C’était plutôt de petits miracles quotidiens, des illuminations, allumettes craquées à l’improviste dans le noir ; en voici une. »

Vers le phare, Virginia Woolf

Morrumbala, Mozambique : 11:30

Tout habillé, il se laisse porter, flottant au-dessus de l’eau. Son corps allongé se relâche, ses membres deviennent lourds, ses vêtements imbibés d’eau tirent son corps vers le bas. Dangereux de bouger. Il se laisse aller, glisse sur l’eau comme une barque sans personne à bord. C’est au moment où il a chuté accidentellement, qu’il a commencé à se rendre compte de l’inconfort de cette position et de son incongruité. Nous ne sommes que très rarement obligé de nous mettre à genou, de nous allonger au milieu des autres, de nous plaquer au sol. Comme tous les autres il passe ses journées debout, dans l’action, toujours en alerte, en mouvement et à l’affût. Les rares fois où nous finissons par nous allonger, c’est dans notre lit, parfois un canapé, sur une couchette, un transat l’été, au fond d’un fauteuil, mais jamais à même le sol, et encore moins dans l’eau du fleuve. Cette situation exceptionnelle le bouleverse en le déstabilisant, renversement radical qui le ramène brusquement en arrière, à sa jeunesse, le font plonger dans le passé, sans qu’il sache précisément pourquoi. Il fait le mort.

Kolmanskop, Désert du Namib, Namibie. 11:30

Ce n’est pas un mirage. Ce sont les vestiges d’une ville qui se dressent dans les dunes du désert. Kolmanskop a été bâtie en 1908 par des colons allemands avant d’être abandonnée en 1954. Avec le temps, le sable a envahi les bâtisses. Cette alchimie de la brûlure et du vide. Tout le reste n’avait été qu’un détour pittoresque. La ville hébergeait des exploitants miniers, spécialisés dans le diamant. L’activité a connu son apogée dans les années 1920. De nombreuses personnes y vivaient alors. La ville était si prospère que ses habitants y importaient du champagne depuis Reims, l’eau était importée depuis Le Cap, en Afrique du Sud, à plus de 1.000 km de là. Après la Première Guerre Mondiale, la chute du cours du diamant a porté un premier coup dur à la ville minière. La découverte d’un gisement plus prolifique, plus au sud, finit de l’achever. Volupté de l’absence, luxure de blancheur, l’âme délivrée des pesanteurs survolant les dernières traces des corps, et en même temps, traces qui persistent quand tout le reste est perdu. Une réponse à l’appel du vide crée par leur disparition.

Miramundo, Guatemala : 11:30

Il n’a pas réussi à le convaincre. Sa décision est prise. Il ne reviendra pas en arrière. Avoir l’air d’avancer, le soleil épuisé d’ardeurs. Il le regarde partir sans un mot, impuissant. À travers champs. Il a tout tenté, en vain. La silhouette de son ami se rétrécit à l’horizon. Notre appréhension du temps ne vaut pas grand chose, se lamente-t-il. Ces restes que sont les souvenirs, les transformer c’est un début. Rien n’est plus pareil. Rien n’est exactement le même. Le sentiment que quelque chose de perdu se promène en soi. Question de choses qu’il n’arrive toujours pas à faire, parce qu’aucun levier ne se présente à lui pour le moment, ou qu’il ne sait pas quel levier actionner. Il semble qu’ici le langage ne soit d’aucune ressource. Éperdu je ne me perds pas. Un chuchotement plus ancien que soi-même. Ce qui leur est commun. Chercher un lieu toujours en mouvement. Comme une attente et une révélation. Un corps peut être. Et dans une mesure à peu près égale, l’air. Tout le temps pour voir ce qui se passera, ou pas.

New York, État de New York, États-Unis : 13:30

Une lumière dans la pénombre. Une ouverture au monde, à l’imaginaire. Chaque fois la même émotion. Petit pincement au cœur. C’est sur la rétine de nos yeux que s’imprime la lumière, sensation immédiate et mise à distances des choses, dans le même mouvement, mais c’est dans la pénombre de notre cerveau que surgissent les couleurs, les mouvements, tissés d’émotions, de souvenirs, d’attentes. Se laisser aller. On entre d’autant plus facilement dans des univers changeants, polymorphe, lorsqu’on est immergé dans la pénombre, dès que la lumière du projecteur s’allume et nous éblouit en recouvrant l’ensemble du rectangle blanc de l’écran, les images se mettent à bouger synchronisées aux sons, à la musique, aux voix des acteurs, on se laisse emporter par la magie du spectacle, cette spécificité de l’invention des frères Lumière à qui l’on doit plutôt que l’invention du cinématographe, auquel ils ont bien évidemment participé mais sans en être les uniques inventeurs, l’idée de la projection dans une salle accueillante à destination du public. Le moment de l’immersion, de la bascule d’un réel à l’autre, l’instant du lâcher-prise.

Paris, France : 19:30

La fatigue du jour. A force de travailler sur l’écran. Les yeux qui piquent. S’endormir devant l’écran allumé qui se met en veille automatiquement lorsqu’on cesse de l’utiliser. Avec ces formes lumineuses qui dansent sur l’écran noir imitant des aurores boréales dans le ciel du grand Nord. Ce qui se passe en notre absence. Comment ne pas penser au fantôme, à ce rêve qui rêve l’homme ? Ride et sourire à la trace, bouche muette, visage sombre, le silence à l’intérieur, la commissure à peine désirable bat la mesure sans déborder. Sensation d’enfermement perdu en soi, instable souffle blanc comme un léger sifflement du vent dans les feuilles des arbres, la main qui glisse sur la coque de l’ordinateur. Cette pression insensée sans savoir où fermé dans le blanc invisible du jour qui envahit la nuit à l’approche, l’âpreté des sens dans l’attente insupportable de ce qui ne vient pas, ne viendra jamais, qui fait défaut sans savoir pourquoi. Un rêve, une nostalgie, peut-être un espoir ? Le mieux c’est de commencer tout de suite. Tout prend lointain, calme, parfois un peu désertique. Comme dans les rêves.

Florianópolis, Brésil : 14:30

Au bord de l’océan, sentir sur son corps les ondes marines. La caresse de la main sur la roche noire. Les rugosités de la pierre, ses anfractuosités infinies. Sous la pulpe des doigts. La peau sensible. C’est un voyage qui ne pourrait jamais se terminer. Ta main dans ma main, j’ai fermé les yeux, et j’ai senti le souffle de ta respiration, ta bouche à ma bouche, si près de moi que j’aurais pu t’embrasser. Le vent décoiffait nos cheveux en bataille, la bourrasque d’air des vagues nous aveuglait, tandis que ces gifles répétées sans ménagement, sur nos visages ébahis, ivres de vent, devenaient à ce moment précis les plus douces caresses. Toujours le même vertige, cette sensation de passer à l’extérieur du temps. Garder mémoire, laisser traces, faire signes : immémorial geste humain. Un travail inscrit dans la lenteur, des cadres très soignés, le temps qui passe. La main prolonge le regard. L’irrégularité, de ce qui n’est ni de niveau, ni plat, ni régulier. La variation du relief. Tout deviner sous ses doigts, s’y promener et s’y perdre dans le même ravissement. Les désirs sont déjà des souvenirs.

Caracas, Venezuela : 13:30

Sur la carte, dessiner le chemin à prendre, la voie à suivre. Itinéraire insolite ou voie toute tracée. Pays à traverser. Pas de volte-face, l’autre côté peut attendre, que guette l’au-delà. Jongler avec les détours. Pendant que d’autres chemins sont encore possibles, s’enfoncer. Avancer sans chercher son chemin, sans demander son reste, ni question ni remords, sans un geste ni penser au lendemain, au regard des autres, murmure des pas autour de soi, mots chuchotés dans son dos, les traces blanches qu’on devine presque jamais sur le bitume ou sur le chemin de terre battue, à peine dessinées, inutile de les suivre à l’infini. Sur la carte le tracé sinueux des fleuves et des frontières, pas de route, aucun chemin. Le nom des pays en lettres capitales. Un visage se dessine dans ce patient labyrinthe de lignes. Est-ce son visage ou celui d’un inconnu ? Quelque chose se lève des profondeurs de l’inconscient. Avancer malgré tout pour combler ce vide en soi, cet appel d’air étrange sans éviter le pire du jamais vu. La souplesse est illusion d’esquisses, l’écoute impossible, sortie de route, avancer pour mieux rentrer.


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