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De Bangkok en Thaïlande à Kuala Lumpur en Malaisie

« La grande révélation n’était jamais arrivée. En fait, la grande révélation n’arrivait peut-être jamais. C’était plutôt de petits miracles quotidiens, des illuminations, allumettes craquées à l’improviste dans le noir ; en voici une. »

Vers le phare, Virginia Woolf

Bangkok, Thaïlande : 18:08

L’attente. Sentiment de découragement et d’épuisement. Éprouver à nouveau mêlées la sensation du retour et celle de l’éloignement. À force d’attendre, dans la distraction d’une attente qui n’espère plus rien, qui contemple sans amertume ni ressentiment le désastre d’un rendez-vous manqué, dans l’espoir qu’il se passe quelque chose, sans lien avec ce qu’on attendait, comment cela serait-il envisageable ? mais à cet endroit secret de l’attente. Dans cette pièce en désordre. Jardin en friche. Branches partant dans tous les sens. Derrière ces fenêtres qui laissent passer discrètement la lumière poudreuse de ce début de soirée. À peine voilées par la fine poussière sur les vitres qui rendent le verre translucide. Une limpidité qui s’approfondit hors de toute logique. C’est presque fini. Que ce soit vrai ou faux, qu’importe. Un murmure de mots que je n’ai pas compris. Tout est allé si vite. Dans le monde du jour et du dehors du jour. Ce qui avait été clair dans l’image de départ s’inversait en sombre. Ce qui était sombre rayonnait de lumière. Dans les temps d’attente nos rêveries n’avancent pas beaucoup.

Dukhan, Qatar : 14:08

Elle me regarde. Avec ses yeux dessinés en amande, cernés de noir, cachés par les arabesques du décor de la fenêtre derrière laquelle elle se dissimule. Regard sombre, envoûtant. Regard qui brille, incandescent. Regard qui brûle. Dans l’indécence de sa flamme. Elle ouvre les yeux, les garde ouverts un moment avant de les fermer. Je te regarde mais tu ne me vois pas. Je suis caché. Elle continue à regarder, sans interruption, dissimulée derrière le fer forgé. Ce qui se transforme en jeu, cache-cache et camouflage. Si elle garde les yeux ouverts plus longtemps, est-ce qu’elle deviendra visible ? Je perçois le tremblement de ses doigts. Dans l’angle mort du mur. L’hésitation de ses gestes à me déshabiller. À me questionner. Le désir de toucher ce qui tremble. Elle écoute ce qui ralentit en elle puis s’accélère. Dans l’intimité de son refuge. Je me lève mais je ne parviens pas à m’avancer vers elle. Faire un pas, ne serait-ce qu’un pas. Le souffle coupé. Tes yeux dans le fond de la pièce. Derrière la fenêtre. Ton visage transformé derrière ce masque.

Glückstadt, Allemagne : 13:08

Debout immobile devant le cadre de la fenêtre. Les bras ouverts devant le trou béant de la vitre cassée. Circonspect. Le verre a été brisé par un inconnu. Cette nuit sans doute. Jet de pierre. Le sol à ses pieds est jonché de débris en fragments épars, coupants et tranchants, brillants à la lumière. La pierre au centre attire le regard. Planète solitaire dans un ciel constellé. Il hurle hors de son corps. En dépit de son désarroi intérieur, il y a en même temps une force en lui, comme s’il lui était donné de s’emparer de cet éclat. Ce qui tombe devant lui. Il voit vivre tout ce qui meurt. Il disparait avec ce qui demeure malgré tout. Il reste immobile devant le désastre de cette fenêtre brisée. Il sent l’air froid du dehors s’infiltrer à l’intérieur de la pièce. Son corps traversé par cette sensation de froid qui le paralyse. Cette agression lui fait perdre ses moyens. Il n’est pas visé mais cependant il se sent accusé. Touché. Fragile. Sa vulnérabilité devient évidente. Visible. Un désastre inévitable. Mauvais signe. Qui a dit que le temps vient à bout de toutes les blessures ?

Norovlin, Mongolie : 19:08

Allongées sur le matelas douillet d’herbe grasse de la toundra, côte à côte et complices, ils sont hilares. Ils s’amusent d’un rien. Un regard. Une histoire drôle. Le souffle du vent. Un dialogue silencieux, aérien, léger comme un soupir, fugace comme un sourire ou un baiser sur le front. Ils peuvent tranquillement perdre leur temps. C’est le privilège de l’enfance. Les yeux levés au ciel, imaginant dans les formes abstraites et nébuleuses des nuages, les personnages de leurs contes, les animaux de leur prairie, les bêtes d’ailleurs, des objets inventés, des constellations d’étoiles, des paysages de pays reculés, inaccessibles. Quel spectacle quand même parsemé dans toutes ces formes en perpétuel mouvement, qui évoluent sans cesse, les unes au-dessus des autres, leurs nappes qui se superposent et se rejoignent, se mêlent et s’éloignent en une lointaine perspective pour se dissiper dans la profondeur céleste. Parfois, ils glissent leurs mains devant leur visage pour se protéger les yeux et éviter d’être aveuglés par le soleil. Pour voir le jour qui les distance. Le corps du vent. Le chant des nuages. Le souffle des éléments. Ce qui se donne et se détourne.

Kolín, Tchéquie : 13:08

Pour la fête de cet après-midi, il faut mettre la main à la pâte, donner un peu de son temps. Tout le monde s’y met et s’investit dans la joie des préliminaires aux préparatifs de l’anniversaire. Il faut mettre la table, sortir les couverts. Il faut confectionner les gâteaux, mettre les bonbons dans des coupelles. Enfin, il faut préparer des jus de fruits. Couper en deux les oranges. Les placer en réserve sur une tablette en bois. Presser le fruit pour en récolter un maximum de jus. Éviter les pépins, s’ils tombent dans le récipient, les enlever immédiatement. La pulpe filandreuse forme un léger duvet qui flotte à la surface du liquide orange. Une écume blanchâtre. Se pencher au-dessus du récipient en verre, les efforts nécessaires pour extraire le jus, la répétition d’un même geste, dans cette position inconfortable mais indispensable, tourner l’agrume dans le sens des aiguilles d’une montre, une fois, deux fois, trois fois en insistant un peu plus fortement à chaque mouvement de la main, malgré la fatigue passagère, le corps pesant de son poids pour faciliter le geste, la pression nécessaire à la réussite de ce jus.

Umoja, Kenya : 14:08

Les huttes d’Umoja se dressent en cercle au milieu de la savane aride. Ici, on a l’habitude de dire que les femmes sont le cou et les hommes la tête. Une femme ne peut pas être debout quand un homme est assis. Elle ne peut pas prendre la parole avant lui. Et si son mari veut la tuer, rien ne l’en empêche. Il y a près de trente ans, une dizaine de femmes, la plupart d’entre elles avaient été violées par des soldats britanniques dans les années 90, ont décidé que ce village serait désormais réservé aux femmes. De retour au foyer, elles ont été battues et répudiées par leur mari pour avoir apporté la honte sur leur communauté. Depuis, ce village est un lieu de refuge. Mariages précoces, violences conjugales, mutilations génitales, le village abrite aujourd’hui une quarantaine de femmes ayant fui le domicile familial. Chaque femme est libre d’entretenir une relation avec un homme à l’extérieur du cercle de la communauté. Une fois arrivé à l’âge adulte, les jeunes garçons issus de ces unions devront en revanche quitter d’eux-mêmes l’enceinte du village. En swahili umoja signifie unité.

Kuala Lumpur, Malaisie : 19:08

Le papillon, né d’une chrysalide apparemment sans vie, représente le passage de l’homme sur terre. C’est à cela qu’il pense en regardant fixement l’animal. Le papillon se rangeait parmi les êtres purs, célestes, avec les oiseaux, opposés aux animaux impurs et diaboliques, les mouches, les libellules, les sauterelles, les hannetons, les lucanes, les araignées ou les écureuils, qui parfois le menaçaient comme les lézards. Mais comment ne pas y songer devant l’irréalité de cet animal, posé de manière incongru sur son épaule, en ce lieu désert, à l’abandon ? Le temps semble s’être arrêté. L’animal remue cependant ses ailes, à certains moments, comme un jouet mécanique. La lumière poudreuse de ses ailes déployées, l’éclat fulgurant de leurs couleurs irisées le saisissent contre toute attente, comme une manifestation de la présence divine, aux multiples splendeurs de l’apparence du monde des vivants. Une sensation très ancienne, profonde, envahit alors son esprit troublé par ces souvenirs lointains et bouleversants, celle des battements erratiques du papillon qui évoquaient il y a peu encore les cils soyeux de la femme d’origine japonaise qu’il aimait, qui s’ouvraient et se fermaient sous ses yeux.


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