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De Yeruham en Israël à Djifer au Sénégal

« La grande révélation n’était jamais arrivée. En fait, la grande révélation n’arrivait peut-être jamais. C’était plutôt de petits miracles quotidiens, des illuminations, allumettes craquées à l’improviste dans le noir ; en voici une. »

Vers le phare, Virginia Woolf

Yeruham, Israël : 17:35

Cet homme est un musicien. Il photographie les membres de sa fanfare à leur arrivée à l’aéroport. Pour garder une trace du concert qu’ils vont donner pour la première fois dans ce pays. Un aéroport est un lieu de passage qu’on pourrait résumer par ce slogan : Circulez il n’y a rien à voir. La photographie est magique, car elle présente une forme d’éternel retour au même, qui s’oppose à l’histoire, une science, qui elle ne se répète pas. Elle s’oppose en effet diamétralement à la science, à l’une des bases fondamentales de la physique qui veut que toute conséquence suit toujours une cause. Un rapport de cause à effet, dans un sens unique, entre deux événements. Le souvenir s’éloigne mais il revient. Comme un fleuve en crue. Ce sont les rives du temps. Mais le temps ne va rien nous prendre. Dans l’inconnu des flaques, le miroir et ses énigmes. Photographier est une manière de voir, de rencontrer l’autre. Tenter de s’approprier le monde à travers chacun de nos gestes. Le photographe est ici photographié. Dans ce jeu de miroir. Pour que nous puissions enfin nous rencontrer.

Kuruman, Afrique du Sud : 16:35

Que reste-t’il de nos voyages ? Quels souvenirs ? Quelles images nous reviennent, en dehors de nos photographies ? Un billet d’avion au fond de la poche intérieure de ta veste, quelques jours après l’atterrissage à l’aéroport, quelques prospectus touristiques dans un sac, des billets d’entrée aux musées, des cartes usées aux pliures. C’est plus facile de raconter des histoires. De s’enfoncer entre les lignes comme dans des sables mouvants. D’autres mots viennent ouvrir les lieux inconnus où l’on entre jusqu’à la nuit. Ces papiers gardent quelques temps encore l’empreinte de leur origine, mais redeviennent très vite de simples papiers sans intérêt une fois oublié leur usage premier. Ils ne servent plus à rien. Obsolètes. Inutiles. Tout passe et tout demeure mais notre affaire est de passer en traçant des chemins. Voyageur, le chemin c’est les traces de tes pas. Il n’y a pas de chemin, le chemin se construit en marchant. Choisir un temps mort pour s’en aller. Mais rien ne vient, rien. Je plie en quelque gestes le billet resté dans ma poche depuis mon retour. Sans réfléchir, je lui donne la forme d’un avion.

Marathon, Texas, États-Unis : 09:35

Les seules vraies photos sont celles de l’enfance. La crainte de rester enfermé, physiquement enfermé, une métaphore de la terreur du destin qui est la clôture majeure. Cela s’éprouve dans l’habitacle de la voiture. La photo entière se bat contre la mort. Contre le temps, contre les ruptures. Contre les choses qu’on ne verra plus jamais. Le trajet, les paysages, finalement on s’en moque, c’est la répétition qui compte, les images qu’on ne saurait pas remettre dans l’ordre, l’accumulation des angles, la succession des matières, des lumières. J’ai pris cette photo parce que j’ai réalisé que c’était la façon dont je voyais mon père. Pendant presque toute mon enfance, alors qu’on voyageait. En conduisant, je le voyais toujours de dos. Je voyais ses yeux seulement à travers le miroir. Je voyais surtout ses grandes mains sur le volant. J’avais confiance en lui. C’est une photo de famille. Un souvenir d’enfance, sentimental. Mais c’est un souvenir d’enfance qui n’est pas dans les photos d’enfance. C’est pourquoi je l’ai reproduite. J’ai voulu re-photographier un souvenir que j’avais.

Petite Anse, Seychelles : 18:35

Ici, le soleil se couche tôt. Elle me dit : ça sent la fin du début. Les couleurs du ciel varient avec délicatesse de l’orange au rose. Les nombreuses variations de bleu de l’eau, les dunes de sable les créent avec leurs mille nuances d’azur. Le jaune-brun des grains de sable, le violet fané des arbres dont les troncs ont été polis par la mer et rejetés sur la rive. On ne voit que l’eau et les vagues, pourtant la luminosité du soir diminue très vite, une fois le soleil couché, les sons et les odeurs prennent le relais. Les formes du paysage deviennent mystérieuses. La magie opère. Le mouvement d’un bras, le corps d’une femme allongée, endormie, cherchant le sommeil, l’eau la caresse, le ciel au-dessus d’elle la berce dans le clapotis de l’eau, tous nos souvenirs d’enfance dans cette courbe saline. Les heures arrêtées par la force invisible de la mer et des sables. Ce sont des endroits où l’on revient toujours, pour voir si l’on est encore vivant face aux vagues. Elle voulait dire le début de la fin, j’espérais qu’elle se trompait.

Kaili, Chine : 20:35

La chaleur étouffante empêche tout mouvement. Sur le canapé, le corps avachi, les membres relâchés, il est incapable de bouger. Abasourdi par la température intenable qui lui fait tourner la tête et l’étourdit. Le regard morne, abattu. Impuissant. Les pâles du ventilateur vrillent si vite qu’on ne les distingue plus, à la place c’est un voile gris blanc qui tournoie dans le vide. Le ventilateur tourne à grande vitesse pour ventiler toute la pièce. En vain. À droite, à gauche. Le temps n’y fait rien. L’air reste chaud et propage l’indécision. Impossible de retrouver de la fraîcheur. Il s’efforce tant bien que mal à sortir du malaise cotonneux qui l’empêche de réfléchir. Les gestes qu’il esquisse à peine se répètent sans parvenir à prendre forme, élan, il les imagine seulement. En boucle dans sa tête. Il a l’impression d’avoir de la fièvre. Son front est brûlant. Il transpire. C’est au cours de la matinée qu’une espèce de gêne mal localisée l’a envahi peu à peu. Il a d’abord accusé la faim, puis la chaleur. Il reste confiant, sans réussir pour autant à vaincre sa torpeur.

Närsholmen, Suède : 16:35

Un bruit si fort, terrible, dont l’origine mystérieuse nous terrifie, impossible de bouger, de réagir, le souffle coupé, d’un coup sec sur le plexus, un bruit qui capture, nous saisit d’effroi, un peu à la manière d’un raffut. Et tandis qu’on reste interdit, immobile, tout autour de nous, dans la maison, tremble au risque de tomber. Tout vacille dangereusement. L’imposant vaisselier, à l’intérieur duquel tintent les verres comme des clochettes, les assiettes s’entrechoquent, le cliquetis des couverts remués et secoués, est à la limite du renversement. Plusieurs objets posés sur le rebord du vaisselier, un livre, une cruche en verre pleine de lait, finissent par tomber sur le parquet. Le choc est brutal et bruyant. Les éclats de verre se dispersent par terre en étoile. Le lait se répand et recouvre tout le parquet. Le livre est tombé ouvert au sol. Le lait trempe ses pages qui se mettent à gondoler. L’encre du texte s’efface peu à peu. Le blanc gagne toute la page. La matière même du monde, qu’on respire et qui pousse à cet instant. C’est affaire de puissance du regard, de nécessité dans le présent.

Djifer, Sénégal : 14:35

L’enfant joue assis à terre, avec son jouet, pendant que les adultes, ses parents et sa tante, discutent à quelques mètres de lui. Dans son dos. Ils parlent comme s’il n’était pas là. D’ailleurs, il n’est pas vraiment là, concentré sur son jeu, les histoires qu’ils se racontent, les aventures qu’il invente. Il entend les conversations de sa famille en arrière fond sonore, sans en comprendre le sens ou suivre leur enchainement. Avec son jouet en bois, sa maquette de navire, qu’il fait glisser sur le sable comme s’il naviguait en plein milieu de l’océan, qu’il fait monter en haut de la vague et redescendre au rythme de la houle. Il entend le bruit de la mer, les cris des marins dans la tempête, le vacarme du vent, la déflagration des éclairs de l’orage, la hauteur des vagues qui déferlent avec le risque de tomber à l’eau. Les histoires que ses parents lui racontent, le soir au moment d’aller se coucher, fenêtre ouverte, les histoires qu’il reprend ensuite dans son lit, qu’il transforme, mélange à d’autres histoires avant de finir par s’endormir.


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