« La grande révélation n’était jamais arrivée. En fait, la grande révélation n’arrivait peut-être jamais. C’était plutôt de petits miracles quotidiens, des illuminations, allumettes craquées à l’improviste dans le noir ; en voici une. »
Vers le phare, Virginia Woolf
La Havane, Cuba : 15:57
Mystère d’un instant suspendu. Arrêt sur image. Papier glacé. Le geste se fige sous nos yeux. Ce qui se déroule au moment de prendre une photographie. Il y a eu des choses avant, il y a eu des choses après. Un contexte historique, un contexte personnel. Et il reste une image fixe. Cette frontière que j’essaie de traverser dans tous les sens entre immobilité et mouvement. La musique et la danse étaient omniprésentes. Il faut rendre sous forme de mouvement ce qu’on a emprunté, et peut-être qu’ainsi on devient libre. Je ne vois que la main de cet homme, large, épaisse, pesante. Elle se pose sur l’épaule de sa femme. Ses doigts tels des griffes. À ses côtés, sans savoir si les deux sont liées, la bouche ouverte, on dirait qu’elle va crier. On ne sait pas pourquoi. La surprise ? La honte ? Ce qu’elle voit qu’on ne peut deviner d’où l’on est. En dehors de la scène, projeté pourtant à l’intérieur. L’image n’est pas la réalité. Patiemment à la manière d’un puzzle, c’est comment cette expérience précoce de la violence et de la cruauté.
Ringerike, Norvège : 21:57
Très vite, j’ai senti que nous étions fais du même tissu, que nous avions une affinité d’âme. Je la laissais faire, elle s’en amusait parfois à mes dépens. L’expression conter fleurette viendrait du verbe fleuretter qui signifiait dire des balivernes, et le terme fleurettes qui désignait des bagatelles. Dès qu’elle avait la tête ailleurs, je lui prêtais de la nostalgie. Un jour elle a dit : Je jouais un personnage comme le fait une actrice. Nos regards se sont croisés, je lui ai souris avec un léger temps de suspens sans savoir d’où venait cette remarque, s’il s’agissait d’un aveu ou d’une phrase apprise. Flirter ? Chercher à séduire quelqu’un ? Mais dans cette expression, j’entends également compter : un peu, beaucoup... Effeuiller la marguerite. Un jeu censé refléter les sentiments de l’être aimé. La personne qui y joue associe chaque partie de la ritournelle : « elle m’aime, un peu, beaucoup, passionnément, à la folie, pas du tout » à un des pétales d’une marguerite qu’il ôte sèchement. La partie de la phrase associée au dernier pétale est censée refléter les sentiments de la personne à qui elle s’adresse.
Alice Springs, Australie : 06:27
Un corps nu. Le corps nu d’une adolescente blonde se baignant dans l’eau noire d’un lac. Reposée, détendue. À l’abri des regards. Allongée, offerte. Libre comme l’air. Elle se laisse flotter. La sensation de l’eau qui la porte au-dessus de l’eau. Elle respire lentement, tente de maintenir son corps à flot, sans bouger. Sa respiration se ralentit. Plus le moindre mouvement. La moindre onde à la surface de l’eau. Dans l’air déjà chaud du matin. Les gouttes d’eau d’un torrent rapide. Les grains de sable d’une grève insoupçonnée. Le noir de l’eau, à cause de sa profondeur et de l’ombre des arbres. À l’aube. On dirait du pétrole, cet épais liquide noir du lac. La jeune fille flotte sur l’eau comme en un rêve. Dans l’obscurité de son lit. La profondeur de son sommeil lourd. Nul ne saute par-dessus son ombre. Elle a l’impression de se retrouver en suspension. En rêve, il arrive de parvenir à ce genre de sensation. Cette invraisemblable légèreté. Elle pourrait disparaître. Le corps clairvoyant. Un effet de surface et de soufre. Afin de désobéir encore.
Antigua, Guatemala : 14:57
Jouer au ras du sol. Se plier, se contorsionner pour tirer et tenter de viser juste. Jouer aux billes, le billard de l’enfance. Un trou creusé dans le sable ou la terre. Dans une cour de récréation. Tous les termes et techniques apprises par cœur à force de pratique. Pichenette, pointage, pince, calage. La pichenette, c’est l’index ou le majeur replié sur le pouce, on détend le doigt d’un coup brusque pour tirer la bille posée à terre. Le pointage, la technique la plus souvent utilisée pour tirer une bille au sol. Le pouce placé derrière l’index se détend pour envoyer la bille à la distance voulue. La main reste immobile et l’articulation du pouce demeure au sol. Avec la pince, on place la bille entre le pouce et l’index puis on sert le bord de la bille en faisant pression de la main pour que la bille parte toute seule. Le calage est la technique qui donne le plus de puissance à la bille. Mise entre le pouce et l’index et les autres doigts touchent le sol, on détend ensuite le pouce d’un coup sec pour projeter la bille.
Kavurgali, Turquie : 23:57
En pleine nuit, un groupe de policiers trouve refuge dans la maison du maire du village. Il est tard, ils ont besoin de faire une pause. Il les accueille. Il a le sens de l’hospitalité. Tout le monde goûte aux spécialités locales. Les petits plats dans les grands. On mange, On boit. On discute. La fatigue se fait sentir. Certains ferment les yeux pour tenter de récupérer un peu leur manque de sommeil. Leur nuit de travail. Cette recherche infructueuse. La coupure d’électricité plonge toute la maison dans une inquiétante pénombre. Dehors, le vent souffle si fort qu’il a mise à mal l’installation électrique. L’hôte rassure ses invités. Il demande à sa fille d’apporter à boire pour ses convives. La jeune fille revient les bras chargés d’un lourd plateau. Une lampe éclaire son visage. Elle distribue du thé à tous les invités. Chacun la regarde, ébloui par sa beauté éclatante, sa jeunesse rayonnante. Les yeux dans les yeux. Il y a quelque chose de plus que le thé pour réchauffer le cœur de chacun de ses hommes. La grâce d’une jeune fille. Dans la lumière qui révèle son visage juvénile. Une apparition.
Le mont Osore, Japon : 05:57
Volutes de fumée. Écran aérien. Ce rideau derrière lequel nous cacher. Nos visages disparaissent derrière cet impressionnant nuage de fumée. Volutes hélicoïdales qui hésitent entre le gris sale et le bleu terne, qui stagnent juste devant nous, sur place, sans s’évaporer ou se dissiper. Tu ne bouges pas et tu expulses la fumée doucement devant toi par la bouche et le nez. Je n’aperçois plus que la masse brune de nos cheveux ondulés dernière partie de nous dépassant encore derrière ce nuage de fumée. A quoi rêvons-nous tous les deux ? Penses-tu à moi comme je pense à toi ? Tu ne dis rien. Je t’écoute en silence. La fumée nous relie. Distrait, ailleurs. J’observe les formes versatiles du nuage vaporeux, ses dentelles aériennes. Je tente mentalement de m’appuyer sur elles, leurs volumes, pour convoquer ton portrait fuyant. Tu disparais derrière ce voile évanescent, ce mince nuage de fumée. Et j’ai peur que lorsque le nuage se sera dissipé, ton visage lui aussi aura disparu. Je me souviens de la dernière chose que tu m’as dit avant de partir : Donner ce qu’on a pas à quelqu’un qui n’en veut pas.
Poughkeepsie, État de New York, États-Unis : 15:57
J’écris sur ton bras. Le feutre glisse sur ta peau douce. Tatouage enfantin. Déclaration d’amour. J’entends en moi cette petite voix quelque part dans ma tête qui dit "ce n’est pas réel". Le pouvoir de l’imagination. Tu as toujours été fasciné par la façon dont les enfants et les animaux souffrent stoïquement d’une manière dont les adultes sont incapables. Très souvent, ce sont les enfants qui reçoivent les pires nouvelles ou qui ressentent la douleur la plus vive, mais cela ne se voit pas vraiment sur leur visage. Une manière très spéciale de montrer leurs émotions. La douleur plus profonde est souvent intériorisée, ils ne l’expriment pas. Elle veut d’une part atteindre la grâce spirituelle, la pureté intérieure, et d’autre part, elle a un élément sadique dans son caractère qui surgit et lui fait faire des choses très cruelles. Elle lutte continuellement contre sa nature. Une enfant merveilleuse, à la fois dure, sensuelle, incroyablement physique. Tout le monde en a peur. Elle était très vulnérable. Elle supportait sur elle tout le poids du monde. Son dessin terminé, son amie lui demande : Comment savoir si nous ne rêvons pas en ce moment ?