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La mémoire de l’histoire

Hashima, c’est ainsi que ce lieu se nomme. On dit également Gunkanjima, l’île navire de guerre, forteresse industrielle désaffectée. Située au large des côtes de Nagasaki, au Japon. Il ne reste que la mémoire de l’histoire. Et ce seul mot pour la nommer Hashima. L’île déserte. J’y retourne parfois en rêve. Sur place, j’entends des voix dans la nuit. Dans la rumeur de la mer qui encercle l’île. Et le vent qui siffle au loin, qui envahit tout.
Il est facile de se perdre sur l’île. Pas évident de la traverser, à cause des débris qui jonchent le sol, et de la configuration inédite de l’ancienne ville, naturellement escarpée, toute en labyrinthe d’avenues, de ruelles étriquées tournant sur elle-même en boucle fermée, et de passages surplombés par des passerelles qui se chevauchent, de perspectives fuyantes, coursives et balcons qui se font face dans une insolite proximité, permettant la circulation et le face-à-face dans une troublante promiscuité. Sol lunaire jonché de pierres, de gravats, de planches de bois, à certains endroits la végétation prolifère dans les interstices du béton et du spectre de ses armatures, mais aucun oiseau dans le ciel, plus le moindre animal sur l’île.
Hashima. Je me souviens des immeubles en brique ou en béton, leurs vitres brisées. L’escalier qui grimpent entre les bâtiments à l’abandon. On l’appelait L’escalier vers l’enfer. Les longs couloirs entravés de gravats, les allées serrées entre les blocs parsemées de poutres, du bois des balcons détruits, des pans de murs démolis. Et dans les pièces vides des anciennes habitations, des matelas éventrés, des objets oubliés. Un poste de télévision, des piles de livres jonchant le sol de la bibliothèque de l’ancienne école, des tables et des chaises recouvertes d’une épaisse couche de poussière. Les intempéries et le temps transforment peu à peu l’île.
Les ruines ne s’animent pas d’une vie ancienne dont elles résonneraient à travers le temps, à la recherche nostalgique de leurs lointaines traces, mais de leur vie propre, d’une sauvagerie lente et autonome dont nous sommes rejetés. Absents, désormais.
Hashima. Architecture insensée, disproportionnée, absurde, devenue lieu de mémoire hors de toute présence humaine, laissant place aux seuls phénomènes naturels, sifflement du vent à travers les parois béantes des constructions, soleil rasant les murs de béton gris, assauts continuels de la mer par vagues successives.
Hashima, lieu de l’oubli. Celui qui s’y rend encore, même en rêve, invente le lieu, quelque part. L’endroit est ensuite rendu aux touristes pour lesquels la ville de Nagasaki, propriétaire de l’île, a construit un circuit sécurisé autour d’une partie des ruines insulaires. Mais ce n’est plus la même île. C’est une île de fiction. Un lieu sans lien, imaginaire. Un navire à la dérive.



Ce film est basé sur le texte que j’ai écrit il y a dix ans, L’île déserte, autour de la notion d’île, de la ruine comme le motif de notre époque, et plus particulièrement de la présentation (par l’intermédiaire de Google Street View) de l’île déserte d’Hasima, au Japon.


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