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En lisant en écrivant : lectures versatiles #45

Laetitia vit en Lorraine, cimetière à déchets nucléaires en devenir. « Une région / triste comme une salle de cinéma vide / en pleine projection. » Avec sa bande d’amis, Taupe, Fauteur, Thelma, Dédé, elle cherche à dénoncer la catastrophe écologique en cours. Elle se demande comment remplacer la délétère fiction capitaliste qui l’accompagne depuis sa naissance. Elle s’accroche à l’action collective afin de mettre de l’ordre dans le chaos du réel, dans le monde qui s’effrite autour d’elle : « ce qui nous rassemble / c’est quelque chose de plus / de plus incandescent / on peut seulement faire semblant / un temps / jusqu’à ce que le désir de feu / nous rattrape. » Dans ce premier roman radical, sans ponctuation, glissant d’une ligne à l’autre, entre flux de pensée, voix qui dialoguent, SMS et Post-it, retours en arrière et grandes envolées, Hélène Laurain propose un contre-récit à l’idéologie dominante dans un monde en transition.

Partout le feu, Hélène Laurain, Verdier, 2022.


Extrait du texte à écouter sur Anchor




« ils disent qu’il faut que je fasse
mon deuil
mes deuils
ils ont un nom
solastalgie il paraît
moi j’appelle ça mes deuils
de la baignoire remplie de mousse
de la vie à 20° en toutes saisons
de la volupté de la voiture
du bonheur d’accumuler
le deuil des forêts humides
d’une vie sans cancer
le deuil du désir d’enfant
de la légèreté
des lacs gelés en hiver
de se savoir actrice d’au moins quelque chose le deuil
d’une vie consommée
de relations consommées
d’un travail consommé
et de ces deuils
presque
vient le désir d’embrasement
l’envie qu’on m’effondre
plus rapide
plus net
le désir de savoir
et d’en finir tout à fait
pour de bon
le désir de me fondre dans les chiffres qu’on a tous oubliés sitôt lus
pourcentages et fractions
qui additionnés font
beaucoup trop
ou vraiment plus rien du tout
ça s’appelle
brûler de douleur et faire avec

je connais l’image
des yeux creux de Mémou qui veulent plus rien dire qui quelques jours avant regardaient encore
avec moi sur l’ordinateur
Wild Plants de Nicolas Humbert
et puis la chose minuscule dans mon ventre y’a plein d’images aussi pour ça
une poussière une étincelle une promesse une graine des images
sucrées comme la mousse framboise une ombre une petite brise
curetée comme la bouffe dans la bouche de Pépou expulsée
la poussière l’étincelle
j’ai jamais très bien su
si c’était Fauteur ou moi
qu’en voulait pas
j’ai tellement de voix dans ma tête
qui scandent
attention tic tac
cet autre compte à rebours
j’ai en persistance rétinienne
l’image de moi dans un EHPAD
avec personne d’aimé pour se souvenir
que j’existe
de toute façon
je serai morte avant
alors quoi de plus généreux
que de ne pas enfanter
dans ma vie-deuil
et dans ce monde
trou noir


*


je ne suis pas assez couverte
invisible dans le brouillard
et le froid pinçant
je cours sur le chemin des remparts
en bas
la rivière est en crue
l’eau-boue recouvre des racines
et pourtant
la floraison des magnolias est terminée
depuis longtemps
leurs bourgeons étaient prêts
depuis janvier
c’est le début du printemps et
déjà
l’été nous menace
l’air est d’un seul bloc
comme mort
il ne bourdonne plus
un papillon blanc au liseré orange
erre
désespérément seul
les canards cancanent quand je passe
entre les branches entrelacées
les Heineken étincelantes
les herbes hautes
dans le morne du matin
je cours vite et droit
pionnière dans la ville
je croise un homme
comme j’aimerais que ce soit lui
mon camarade
même invisible
le fou calme celui du film
la première fois qu’on le voit on entend d’abord
le bruit de roulis de petits cailloux dans la terre
sous un râteau de la taille d’une main
il gratte
le bruit doux des voitures l’accompagne
elles sont loin
l’éclairage est faible comme dans les villes de province
l’homme maigre agite ses mains autour de lui
le poing d’abord fermé s’ouvre
magicien
il jette des graines invisibles sur un rond-point le fou calme
pas dérangé
par l’alarme proche d’une voiture
il continue doucement
pas menacé
sur la bande centrale d’une deux voies
il y a déjà de petites marguerites au sol
il fait ça dans l’orage violet
il y a des choses belles


*


aujourd’hui je suis venue au travail
beaucoup plus tôt
il est 5 heures du matin et il fait encore nuit
je suis venue
pour le plaisir seul de sentir qu’un endroit
m’appartient
quelques heures suffisent
pour goûter l’écho dans les vestiaires
l’absence au comptoir d’accueil
le sombre des pistes
je m’assois sur un parpaing du parking
mes genoux craquent
je commence à me rouler
une rare clope
en me demandant
ce que j’ai fait jusqu’à maintenant
comme si j’étais née aujourd’hui
31 ans de rien
ou pas grand-chose
peut-être qu’ils ont raison
quand ils disent que
j’aurais dû continuer
les métiers avec les responsabilités
les perspectives de promotion
les échelons de salaire
les machines à capuccino en illimité
je savoure
le geste précis
la méditation qu’il exige
j’ai mis du temps à savoir rouler
de vingt à trente ans je le faisais faire
par n’importe quel mec qui passait
jamais on ne m’a dit non il suffisait
d’avoir l’air peu assurée timide gênée
ça ne marche plus si bien il faut
répartir le tabac parfumé sur la longueur
également
ni trop ni pas assez
humecter le collant
au goût plaisant
ni trop ni pas assez
puis envelopper serrer fermement le tabac friable
sans grosseur au centre du cylindre
dense
j’allume la clope avec le Zippo
offert par Fauteur
ce bruit de soufflerie est le plus plein que je connaisse
il y a fait graver un petit cœur
en bas à gauche de la face arrière
j’avais mis quelques jours à le remarquer
c’est tellement ridicule
que ça finit par me plaire
je suis seule dans le parking
enveloppée
goudron et air
noirs concrétés et masses différentes
abandonnée avec la ville
de Thermes-les-Bains déposée entre
les îlots de loisirs
bowlings et piscines et complexes
restaurants de burgers faits maison
lumières pleines d’attente et parkings nostalgiques
à cette heure
la ville est au seuil
de la mise en route
bientôt les premiers curistes
arriveront
épuisés par l’heure et l’âge
ils quitteront l’hôtel Roi Soleil comme un décor de théâtre
traverseront le parking à petits pas
l’avant de leurs pieds dépassera de leurs tongs gratuites
gênés quand même
ils se rendront aux soins
du centre Thermacité

ils s’immergeront dans les cuves brûlantes
d’eau ou de boue
dans les vapeurs de fer
les yeux accrochés à un détail
du mur
n’osant espérer — superstition —
une amélioration ou résignés simplement
passagers de leur corps
mais pour l’instant
seul le bruit de cette feuille qui racle légèrement le goudron
et les cris indistincts des animaux du zoo
se font entendre
dans la fumée
je peux me croire
survivante d’un cataclysme
qui n’a pas encore eu lieu
peut-être qu’un jour tout s’arrêtera
pas brusquement le poulet
continuera à courir
de moins en moins vite
une fois sa tête tranchée
mais tout s’arrêtera et nombreux nous serons
qui caresserons l’idée de
l’idée d’un changement
je souffle la fumée en pouffant
un cri lointain
singe éléphant ou corbeau
annonce l’arrivée du matin


*


avec Nedj notre passe-temps préféré à l’accueil
c’est imiter Balec
qui fait semblant de travailler sur la piste
le dos courbé il fait des allers-retours
de haut en bas
s’il pouvait il boiterait pour nous montrer
comme le travail l’épuise
il nettoie les sièges de la remontée mécanique
pschitte de l’antigel un peu partout
et soupire
il est débordé
y’a aucun client depuis deux heures
Nedj et moi depuis quelque temps on dessine des BD
dont Balec est le héros
dans un petit carnet MALLORCA que Nedj avait ramené
de chez elle
une fois ils nous a calées
Vous écrivez quoi là
Mon testament j’avais dit
Oublie pas de tout me léguer il avait répondu
je sens que c’est pour bientôt il avait conclu »

Partout le feu, Hélène Laurain, Verdier, 2022.

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