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En lisant en écrivant : lectures versatiles #109

Jane Sautière aborde dans ce récit autobiographique les effets de l’âge, de la maladie, elle se fait la voix d’une génération qui vieillit (dans ses désirs, ses engagements sociaux et politiques et jusqu’à son langage). Elle décrit ce qui avant lui était possible et qui désormais lui échappe inexorablement. Une lente disparition qui prend la forme d’une dépossession. « Nous ne savons plus comment rendre visible notre présence au monde, un déficit d’existence ». Le diagnostic de sa maladie dans les dernières pages du livre, déplace cette réflexion sur le vieillissement en précipitant l’imminence de la fin, dès lors c’est la question de sa mort qu’elle envisage comme une nouvelle expérience. « Notre passé est une constellation d’étoiles mortes dont la persistance de la lumière ne nous leurre pas ». Un texte puissant, lumineux, d’une beauté éclatante.

Tout ce qui nous était à venir, Jane Sautière, Éditions Verticales, 2024.


Extrait du texte à écouter sur Spotify




La vraie jeunesse nous ne l’avons pas vécue au début de notre vie, non, elle n’est pas dans le temps chronologique. Elle surgit, disparaît, revient. À quarante ans nous étions comme des flèches, des hirondelles dans le bleu du ciel. À trente ans, à peu près rances. Pourtant... là dans nos temps (presque) derniers, nous n’aurons plus cette agilité du corps et de l’esprit qui reste quand même le signe de la jeunesse. Pour autant, il y aura encore des bondissements, des joies infantiles. Ça n’existe pas une petite vie, comme il nous arrive de qualifier l’estompage de nos jours. Rien de la vie n’est petit, rien dès lors que nous nous souvenons de la bouleversante émotion d’être au monde. Ainsi le thé darjeeling de notre après-midi d’automne, trop cher, insipide mais luxueux, extravagant, traversé par la lumière du café sous les grands arbres.

Mais nous disons de plus en plus souvent le mot petit. Nous avons fait une petite promenade, un petit dîner, une petite sieste, une petite sortie, ça nous agace, comme si le grand, le dépassement de soi nous étaient devenus inaccessibles, alors que tout nous paraît être dépassement, alors que nos joies sont si fortes, qu’un rien nous élève, nous sommes des plumes, des feuilles mortes dans le vent. L’ensemble de notre existence est devenu compliqué, tenir debout et même, parfois, ne plus redresser à temps le pas de côté, craindre la chute.

Nous en sommes là ? Déjà là ? Il semblerait. L’espace se restreint, nous l’occupons intégralement. Il s’est brusquement rétréci et dilaté dans le mouvement antagoniste qui nous maintient vivant·e·s : la mortification par le réel et l’hyper-ventilation du désir.


On se lorgne entre nous. Entendre nos parents qualifier de vieux, vieille, une personne qui ne nous paraissait pas si éloignée d’eux ni en âge, ni en allure était tellement étonnant. On les trouvait gonflé·e·s. Nous n’avons pas le regard tellement plus bienveillant maintenant.
Nous supportons mal les discours lénifiants des magazines qui nous assomment avec leurs portraits de seniors en pleine forme, la dent blanche, l’œil sémillant, le sourire éternel, la ride gommée ou tellement arty, les remèdes résolument efficaces. Leurs voyages au bout du monde, pire, leurs trekkings, leurs exploits au lit, à table, au tennis, leur minceur, leur allure. Leur façon d’énoncer que oui, iels sont vieilleux, comme une provocation à leur éternelle jeunesse. On a envie de leur crier que ce n’est pas ça d’être vieilleux, pas ces démonstrations absurdes, pas ces insolences, mais qu’ils nous regardent donc, nous, les vrais vieilleux !

Évidemment nous nous accusons de ne pas avoir su vieillir, d’avoir manqué d’entraînement, de prévoyance. Nous avons honte. Nous devenons modestes, humbles. Nous préférons être coupables que victimes.


Nous avons toujours peur de manquer de quelque chose que nous ne pourrions pas aller chercher (du pain, du PQ, du sel, du savon, des livres, du dentifrice, des journaux). Parfois nous avons des palliatifs, la commande sur Internet, les livreurs, un voisin compatissant. Mais nous n’aimons pas déranger. Nous stockons de plus en plus souvent ce qui peut l’être, le congélateur est plein, les placards débordent, les piles de livres grandissent. Ça fait rire nos visiteurs qui nous moquent un peu, ce n’est plus la guerre ! Comme si nous avions connu les boucheries mondiales, alors que à peine Mai 68. Parfois on aimerait leur répondre que c’est pourtant bien notre guerre, celle contre notre vieillissement. Mais on préfère finalement rire avec eux.


Nous nous étions promis de soigner nos tenues, de ne pas nous fondre dans ces silhouettes si ennuyeuses, si estompées, si unisexuelles de la vieillesse, de ne jamais mettre un pied chez Damart, nous plaisantions à l’idée de porter des bas à varices (nous disions en riant oui mais pailletés), nous refusions formellement de garder nos lunettes sur le nez, de ne plus teindre nos cheveux, de nous habiller en classique. Nous n’osons plus enfiler des bracelets colorés jusqu’au-delà du coude, porter de lourdes boucles d’oreilles. Nous nous demandons si nous pourrons encore sortir bras nus cet été, si nous mettrons un short (oui mais long ?). Parfois nous préférons le confort à l’élégance (les deux n’étant pas souvent compatibles), nous nous délestons des habits qui nous racontaient mieux qu’un CV, nous ne pouvons plus les porter, le corps n’est plus là, trop lourd, trop tordu, trop malgracieux, les angles trop accusés, la peau faseyant. Nous nous consolons avec de belles matières, des coupes soignées. Nous sentons le fade.


Nous observons l’étendue des atteintes, des attaques à nos possibles. Nous disons je ne sais pas s’il y a un endroit de mon corps où je n’ai pas mal aujourd’hui et nous savons que le aujourd’hui est de pure coquetterie. Nous n’avouons pas aux autres l’étendue des dégâts, nous avons peur de faire peur, de dégoûter. Nous rusons avec la nouvelle maladie, le nouveau trouble, le dernier dysfonctionnement, nous cherchons l’ajustement, l’arrangement avec notre mal. Nous tendons l’oreille au grommellement du corps, à ce qui boursoufle, se plisse, se tale, se tavelle, s’assèche ou ramollit. Cette lave épaisse du temps qui nous travaille.

Parfois, la découverte d’une nouvelle petite douleur, qui finalement n’est pas si gênante et, presque, nous tiendrait compagnie.
Nous tentons quelquefois de faire des listes de nos nouveaux interdits, comme les prisonniers tentent d’apprivoiser les murs de leur cellule, ça nous fait rire aussi. Ne plus boire (autant) d’alcool, ne plus fumer, ne plus manger (de gras, de gluten, de viande, de haricots blancs ou rouges, de vinaigre de vin, de sucre, de sel, de chocolat, de frites, de gâteaux...), ce qui nous paraît tellement étrange, nos anciennes joies de bouche muées en poison.

Nous recevons avec étonnement sur nos boîtes mail des listes de promotions sur des produits destinés aux maux que nous mettions tant de soin à cacher. Nous découvrons un univers de pinces de préhension, de boîtes à prothèses dentaires, de repose-jambes, de barres de maintien, de déambulateurs, de genouillères, d’orthèses, de tourne-robinets, d’ouvre-boîte ergonomiques, de pailles anti-retour, d’enfile-boutons, de piluliers, de culottes anti-fuites, jusqu’à des maillots de bain incontinence.
Nous ne renonçons pas à guérir, mais nous voyons bien que nous ne serons plus jamais en bonne santé, qu’on ne guérit pas de l’usure, notre lutte est un compromis. Combien nous avons haï ce mot que nous avons associé souvent à la compromission. L’absence d’issue n’atténue pas cette gêne insidieuse, comme si nous étions pour quelque chose dans ce qui nous arrive par la fatalité du grand âge.
Bien sûr, nous savons que nous sommes entièrement pour quelque chose dans ce qui nous atteint, la stupéfaction de le comprendre s’insinue jusque dans la façon dont nous souffrons.


Finalement, nous avons souvent pensé que quelque chose n’allait pas dans notre corps, toujours, dans le droit-fil de la malédiction féminine, indexé à l’image d’une autre femme, idéale, rivale, sans doute désirable, et fatalement inatteignable. On ajustait mentalement notre visage devant les miroirs, on rêvait de liposuccion, de rhinoplastie, on voulait d’autres jambes, cheveux, yeux, bouches, silhouettes. Maintenant il s’agirait plutôt de garder en l’état nos corps. Somme toute un répit avec nous-mêmes, du fait de l’absence totale d’espoir que ça s’arrange. Les tavelures sur les mains restent acceptables parce qu’elles nous rendent animales, comme les petites chattes au pelage écaille de tortue.

Tant de fois nous nous sommes dit ah non, pas ça ! à l’évocation d’une misère qui nous semblait insurmontable. Et puis, par brefs à-coups insidieux, nous y sommes. Le flétrissement du visage (pire que les rides), l’épaississement de la silhouette dont celui — le plus redouté et le plus commun — du ventre, les dents abîmées puis arrachées et les infâmes prothèses de remplacement, les yeux bien défaillants et les oreilles pas tellement mieux. Le temps passe et nous vivons avec nos monstres carnivores, ils nous semblent moins effrayants à force de les fréquenter, même si la désolation nous gagne. Parfois même nous sourions de nos craintes anciennes aujourd’hui réalisées qui paraissent n’avoir été qu’aversion de jeunesse. Moins effrayants aussi sont nos monstres, parce que se bousculent à nos portes de plus terribles misères encore. Il nous faut alors croire à l’accoutumance qui est peut-être le contraire d’une victoire, une simple issue.


Le lâchage du corps nous étonne toujours. Ce qui ne paraissait destiné qu’aux autres, nos père et mère, nos ami·e·s âgé·e·s, nous mord les talons. Nous nous étonnions qu’iels n’arrivent pas à mémoriser des choses simples, la courte liste des courses, qu’iels reviennent sans l’objet qui avait causé leur sortie, nous nous étonnions du temps qu’iels mettaient à se préparer le matin, à s’habiller, à choisir leur menu au restaurant, la lenteur de leur marche nous exaspérait. C’est à nous maintenant de glisser vers ce ralenti involontaire, cette indécision permanente, ces angoisses de se tromper, de ne pas y arriver. Est-ce cette lenteur qui rend le temps si fugace ?

Bien sûr nous cultivons l’espoir que nous nous en sortirons mieux, sans y croire tout à fait. Nous avons surtout peur de manquer de courage, nous haïssons l’expression se battre mise à toutes les sauces de ce combat contre le corps défaillant. Comme nos chats, nous tremblons de peur devant tout acte médical, une prise de sang, une radiographie, la prise de la tension. Nous voudrions nous sauver, foutre le camp à toute vitesse, mais la vitesse n’est plus avec nous, hormis dans le battement de nos coeurs affolés, et nous sauver revient à nous soumettre aux soins qui nous sont prodigués et dont nous avons besoin.

Nous aimerions pouvoir cacher nos misères, mais souvent s’échappe de nous cette marque d’infamie de la vieillesse (le crâne tonsuré, un trou dans la mâchoire, un pet, quelques gouttes d’urine, une larme).

Nous haïssons la raison qui nous pousse à aménager notre servitude, nous aimerions être d’illustres anarchistes, brûlant leur vie, ne craignant pas la mort, mais nous ne sommes pas d’illustres anarchistes (trop de dieux, trop de maîtres, disons-nous pour nous excuser), nous sommes des sauvages domestiqué·e·s, de pauvres créatures combattantes, vite désarmées.

Sans doute parce que, aujourd’hui, nous avons dansé — encore dansé, pieds nus dans l’herbe, en plein soleil, au milieu de l’après-midi, dans un parc, remué nos bras, nos jambes, notre bassin, tourné sur nous vivement, tapé des mains — une seconde nous avons pensé que notre corps était avec la musique, avec la joie perpétuelle de la danse. Alors nous voyons que nous aimons la vie plus que nous craignons la mort, ce qui finit par atteindre à la grandeur.

Tout ce qui nous était à venir, Jane Sautière, Éditions Verticales, 2024.




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