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En lisant en écrivant : lectures versatiles #95

Le vol PS752 reliant Téhéran à Kiev s’écrase quelques minutes après son décollage, le 8 janvier 2020. La dernière place, c’est celle qu’a prise, en dernière minute, repoussant son départ initial, la cousine de l’autrice. Négar Djavadi propose une plongée lucide et saisissante dans la dictature iranienne, retraçant méticuleusement les événements à l’origine de ce drame : les tensions entre l’Iran et les États-Unis, les risques de représailles et d’escalade, puis les mensonges du gouvernement pour tenter de dissimuler la responsabilité iranienne d’un tir de missile. « C’est aussi là que naît l’écriture. Dans le désir de déceler la faille tapie sous l’opacité des mensonges. Essayer d’attraper le fil qui mène à cet instant qui dérange, où la décision est prise, où le crime s’est noué. »

La dernière place, Négar Djavadi, Stock, Collection Des nouvelles du réel, 2023.


Extrait du texte à écouter sur Spotify




« Le téléphone sonne. Elly décroche. Sepah-e Pasada­ran, les Gardiens de la Révolution. Ils veulent présenter leurs condoléances.
Aussitôt elle raccroche, n’a pas envie de les écouter. Ça sonne à nouveau. Elle refuse de répondre. Comme elle refuse, dans l’après-midi, de laisser entrer un groupe d’officiels du régime, accompagnés de caméras de télévision prêtes à filmer leur arrivée dans l’appartement des Sadr. L’affront envers le régime est évident, mais aussi envers les conventions et les codes qui encadrent fermement les relations sociales, notamment en période de deuil où chacun endosse son rôle, devient un personnage de ce cérémonial. Les proches du défunt ont l’obligation de rester chez eux et d’accueillir généreusement le témoi­gnage de quiconque se présente. Mais c’est un piège dans lequel Elly n’a pas l’intention de tomber. Elle tient bon.
On essaie de la raisonner, de lui faire comprendre qu’il n’agit pas comme il faut de lui rappeler qu’elle risque. Mais, soutenue par Sedi, elle refuse de céder. Elles savent que le régime les tient à l’œil, mais hors de question de marcher à la peur. Ce qui se joue entre elles et les autorités vient de loin, les conduit au père.
Figure importante de la vie politique durant des décennies, le père avait acquis une aura singulière durant les dernières années de sa vie en raison de ses critiques répétées et frontales envers la République islamique, de son combat pour la libération des prisonniers politiques, mais aussi de la lettre ouverte que, encouragé par son frère, mon père, il avait écrite au peuple iranien pour faire amende honorable, s’excuser d’avoir participé au gouvernement provisoire et à la mise en place de ce régime. Régulièrement intimidé et menacé, puis empri­sonné à quatre-vingts ans passés, sa mort, en 2013, avait viré en mouvement de contestation devant l’hôpital où il avait été admis quelques heures plus tôt, alors.même que les bassidjis avaient cerné le lieu. Je me souviens de ce matin de mars où, assise dans un café à Paris, avant un rendez-vous pour l’écriture d’un film, je regardais en direct, sur l’écran de mon téléphone, les images d’une foule compacte et agitée, rassemblée devant la porte d’entrée de l’hôpital sous un ciel limpide, pour accompagner son corps jusqu au corbillard.
C’est tout ce passé qui remonte à la surface et pousse Elly à les affronter. Ayant vécu longtemps dans cet appartement avec le père, témoin des violences qu’il a subies, elle ne peut faire autrement que tenir tête à ces charognards dépêchés pour récupérer la mort de Niloufar. Plus tard, les mêmes se présenteront chez Sédi et se verront opposer la même fin de non-recevoir. Plus tard encore des hommes viendront, des colosses en civil, donneront comme nom de famille le nôtre, se feront passer pour de lointains cousins, se mêleront un temps aux personnes massées dans l’ appartement, avant de disparaître. Un soir, un couple se présente devant la porte. Polis, visiblement très affectés, s’annonçant comme issus d’une branche provinciale de la famille. On les accueille avec courtoisie on leur propose de s’installer avec les autres dans le salon. Mais les questions insistantes de la femme au sujet de Niloufar alertent rapidement Elly. Ne pouvant les mettre dehors, Elly disparaît dans la cuisine et fait passer le mot pour que personne ne lui réponde.
Ce qui se passe chez les Sadr n’est pas nouveau. À des degrés différents, les mêmes intrusions, les mêmes intimidations, les mêmes pressions sont subies par tous. Les familles des victimes du vol PS752, mais aussi celles des opposants politiques, des disparus, des « enfants de novembre » (nom donné aux victimes du soulèvement de novembre 2019), ou des autres révoltes, jusqu’à aujourd’hui. Ils sont là. Partout. Sous n’importe quelle identité, sous n’importe quel déguisement. Ni tout à fait discrets, ni tout à fait à découvert, juste ce qu’il faut pour maintenir la peur, porter l’angoisse jusqu’à l’os, entretenir cette dose de soupçon qui oblige, même chez soi, même en deuil, à rester sur ses gardes et à se taire. Nous sommes face à une organisation redoutable, programmée pour infiltrer l’intime, s’immiscer avec ruse ou autorité dans les moindres recoins de la vie privée, du salon à la chambre à coucher, du lit au placard, surveiller et contrôler ; contrôler ce qui s’y déroule, ce qui se dit, qui le dit ; contrôler ce que l’on achète, mange, boit ; ce que l’on pense. L’objectif d’un tel système, qui a pour nature la terreur et pour principe l’idéologie, est de donner l’impression aux individus d’être inutiles. De trop. Une simple variable d’ajustement.
Cependant, malgré cette constance totalitaire, la rapidité de leur réaction dans les heures qui suivent la catastrophe paraît suspecte. Quelque chose cloche, crée la panique. Quelque chose les oblige à prendre les devants, à se mettre en ordre de bataille. On dirait qu’ils tentent de cerner le danger dans le but d’intervenir à temps ; juguler la propagation de cet autre récit qui commence à émerger sur les réseaux sociaux, dans les rues de Téhéran, sur le lieu du crash où se sont rassemblées de nombreuses familles. Un récit qui défie le leur, certifié conforme par le Guide suprême qui a présenté ses condoléances aux familles par un simple tweet. Dans la matinée, quand Elly apprend que l’avion n’aurait peut-être pas été victime d’un accident technique mais d’un tir de missile, aussitôt elle s’exclame « Khodeshoun kardan ! » (Ils l’ont fait eux-mêmes !) C’est cette phrase qui s’est mise à se faufiler dans les esprits. Ces esprits qu’ils appellent factieux, insurrectionnels, antirévolutionnaires, qu’il écrasent au moindre pas de côté, à la moindre remise en question. Mais pour l’instant, pensent-ils, nous sommes encore le 8 janvier et l’émotion domine, tout reste contrôlable. Après avoir quitté l’appartement d’Elahiyé, ils se sont probablement précipités dans le bureau d’un haut gradé des Gardiens de la Révolution pour dire : Nous avons vérifié, gorban (patron), personne ne peut croire à cet autre récit. La preuve : ceux qui étaient présents autour d’Elly Sadr quand elle a prononcé cette phrase, sa famille, ses amis, ont tout de suite protesté. »
Pourtant, en d’autre circonstances, eux-mêmes, familles et amis, affirment et répètent « Khodeshoun kardan », tant il est inimaginable qu’il en soit autrement. Mais aujourd’hui, face à une telle tragédie, ils s’indignent, refusent d’y croire. « C’est impossible ! Qu’est-ce que tu racontes, Elly Djan ?! »

Un mot sur cette phrase. Elle sonne complotiste de ce côté-là du monde, mais ne l’est pas là-bas. Prononcée avec lassitude, colère ou abattement, enveloppée dans un soupir d’impuissance ou accompagnée de mouvements de tête affligés, « khodeshoun kardan » est le mantra d’une société épuisée qui sait qu’avec eux tout peut arriver. Toutes les supercheries, toutes les déformations, toutes les ruses, toutes les manipulations, toutes les violences, pour que l’évidence s’efface et disparaisse, que les men­songes sonnent comme des vérités. Le fameux « tout est permis » d’Ivan Karamazov, conséquence d’un monde
sans Dieu, qui avait hanté le monde occidental au début du XXe siècle, est devenu dans le leur, boursouflé par la religion et dominé par un messianisme apocalyptique, une réalité absolue qui annihile la raison. Ceux qui ont repris Elly souhaiteraient le contourner, voudraient que cette fois au moins elle paraisse exagérée, car une telle pensée est effrayante, expose à une obscure solitude, à une vulnérabilité angoissante. Mais le problème, c’est que cette phrase finit toujours par s’avérer vraie.
Le recours au mensonge fait partie intégrante du corpus idéologique théorisé et légué par Khomeini.
Lui-même le mit en application dès 1978, depuis son exil français, promettant aux Iraniens des élections libres et la démocratie, se projetant, une fois de retour en Iran, en sage retiré dans la ville sainte de Qom. Car, affirmait-il alors, la place du clergé est dans les mosquées, et non au gouvernement. Quand la question de son revirement lui fut posée, il répondit froidement avoir utilisé « la duperie », moyen licite en Islam pour arriver à ses fins. Il usa de la même stratégie avec les dirigeants occidentaux, Jimmy Carter et Valéry Giscard d’Estaing en tête, leur assurant, en échange de leur aide pour accéder au pouvoir, le maintien des accords et contrats passés avec l’Iran. Ce qu’ils acceptèrent, convaincus que ce vieux religieux prag­matique et inoffensif, surnommé par la presse occidentale le « Gandhi iranien », serait un rempart efficace contre la menace soviétique déjà présente en Afghanistan (ah, cette vieille obsession du communisme !). Certitude jumelée avec la croyance caricaturale que « ces pays-là » ne sont pas capables de se débrouiller seuls : s’ils sortent des bras de l’Occident, ils ne peuvent que tomber dans ceux des communistes. Le réveil a dû être spectaculaire qu d, après avoir révélé son vrai visage dans une transformation aussi brutale que le docteur Jekyll virant en M. Hyde, Khomeini non seulement envoya valdinguer promesses et contrats, mais autorisa l’assaut contre l’ambassade des États-Unis, accusée d’être un « nid d’espions ». Dans la foulée, fidèle à sa grille de lecture surnaturelle du monde
le Guide suprême n° 1 désigna les États-Unis comme le « Grand Satan » et la France, son alliée - qui jusque-là bénéficiait du statut privilégié de l’hôte des derniers mois d’exil -, comme le « Petit Satan ».
Le problème avec le mensonge, c’est qu’à force, plus personne ne vous croit. Mais l’intérêt pour un pouvoir politique, comme le souligne Hannah Arendt dans un entretien avec Roger Errera datant de 1973, est qu’un peuple à qui on ment en permanence est « un peuple qui eut plus rien croire, ne peut se faire une opinion. Il est privé non seulement de sa capacité d’agir, mais aussi de sa capacité de penser et de juger. Et avec un tel peuple, vous pouvez faire ce qu’il vous plaît. »

« Ils l’ont fait eux-mêmes », disent les Iraniens, et la liste est longue.
Elle commence par l’incendie criminel du cinéma Rex de la ville d’Abadan, le samedi 19 août 1978, lors de la projection du film Les Biches, réalisé par le cinéaste iranien Massoud Kimiai. Au moment de s’enfuir de la salle, les quatre cents spectateurs trouvent porte close et la tragédie qui s’ensuit, longtemps imputée à la Savak, marque un des tournants de la Révolution. Par cet incendie, un des plus meurtriers de l’histoire de l’Iran, l’enjeu des partisans de Khomeini est de s’attaquer à un symbole de l’Occident qu’est le cinéma, tout en poussant à la grève les ouvriers des raffineries pétrolières.
« Ils l’ont fait eux-mêmes », et pas seulement contre le peuple.
« Ils l’ont fait eux-mêmes » dans un État divisé, au sein d’une guerre larvée entre de multiples courants (conservateurs, réformistes, pro-négociations avec les Occidentaux, anti-négociations avec les Occidentaux), sans parler de l’influence politique des Gardiens de la Révolution et leur mainmise sur l’économie du pays.
« Ils l’ont fait eux-mêmes », la mort d’Ahmad Khomeini, le fils de Khomeini, empoisonné en 1995 par un duo redoutable : Hachemi Rafsandjani, l’un des parrains du régime depuis les premiers jours (surnommé le « Requin » parce que imberbe) et l’actuel Guide suprême Ali Khamenei. À sa mort, deux jours de deuil national sont décrétés et des manifestations monstres organisées.
« Ils l’ont fait eux-mêmes », la mort de Hachem Rafsandjani, en 2017, dans la piscine de sa maison de quartiers chic de Téhéran. Après la mort de Khomeini en juin 1989, aidé par Ahmad Khomeini, Rafsandjani en falsifie le testament pour placer sur le trône son ami Ali Khamenei, un religieux de seconde catégorie. Avec les années, il s’oppose à la ligne ultraconservatrice du nouveau Guide suprême qui l’écarte du pouvoir et fait emprisonner ses enfants. À sa mort, trois jours de deuil national sont décrétés et des manifestations monstres organisées.
Et déjà, dès le 3 janvier, le bruit court qu’ ils l’ont fait eux-mêmes », la mort de Qassem Soleimani. Sa puissance régionale, ses velléités de pouvoir et sa milice armée semblent une source d’inquiétude et de menaces pour certains. Selon la rumeur, informer l’administration américaine sur sa venue en Irak et la laisser le supprimer est la garantie de se débarrasser de lui à moindres frais. À sa mort, trois jours de deuil national sont décrétés et des manifestations monstres organisées. »

La dernière place, Négar Djavadi, Stock, Collection Des nouvelles du réel, 2023.

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