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En lisant en écrivant : lectures versatiles #124

Bristol de Jean Echenoz s’ouvre sur une scène intrigante : un inconnu dégringole du cinquième étage d’un immeuble parisien. C’est le point de départ d’une série de péripéties aussi cocasses qu’imprévisibles. Au centre de ce tourbillon narratif, Robert Bristol, réalisateur, s’apprête à adapter un best-seller au cœur de l’Afrique australe. De Paris à Bobonong, en passant par Nevers, Echenoz entraîne le lecteur dans un périple empreint d’humour et d’élégance, peuplé de personnages excentriques. Le roman oscille entre vaudeville, comédie et mystère, mêlant aventures, amours contrariées et rebondissements inattendus, avec la précision stylistique et l’esprit décalé qui caractérisent l’auteur depuis plus de 40 ans.

Bristol, Jean Echenoz, Minuit, 2025.


Extrait du texte à écouter sur Spotify




9

Si la rue des Eaux n’est pas longue, elle n’est pas bien large non plus. S’ouvrant perpendiculairement à la Seine sur un quai de sa rive droite, on dirait que cette voie se ferme en cul-de-sac sur un square mais ce n’est qu’une apparence : un long escalier serré la prolonge en réalité jusqu’à la rue Raynouard, soixante-trois mètres et cent dix marches plus haut.
En contrebas, l’entrée de la rue des Eaux consiste en deux suites d’immeubles haussmanniens parallèles, presque identiques et qui se font étroitement face en miroir. Au-dessus de leurs rez-de-chaussée aux ventres plats, surplombant des entresols renfoncés, les balcons de leurs étages s’avancent en perspective telles des poitrines de femmes alignées : corsages impérieux ou cache-coeurs impavides ou bustiers arrogants, comme on veut. Puis cette aimable symétrie est rompue, sur la droite, par une résidence plus récente protégée par des magnolias, des troènes et des ifs.
Après qu’Émile Zola s’est servi de cette rue comme décor d’un de ses livres en 1879, puis cent vingt ans plus tard Roberto Bolaño dans quelques-uns des siens, après que des cinéastes aussi divers que Bernardo Bertolucci, Jacques Rivette, Georges Lautner ou Chantal Akerman y ont tourné des séquences de leurs films, Robert Bristol est venu s’y installer et le voici maintenant, retour de son expédition en Bourgogne, qui rejoint son domicile au quatrième étage.
Bristol n’est pas moins préoccupé qu’il ne l’était hier. Certes, ses projets ont plutôt mieux avancé que prévu : après que Marjorie des Marais a donné son accord sur les dialogues, son financement inespéré tombe à pic. Cependant la figure imposée de cette Céleste pose un problème, même si celui du choix entre Nadia Saint-Clair et Audrey Pujol se trouve par là même résolu. Problème car si celles-ci, bien que n’ayant pas encore accédé au statut de stars, étaient au moins des valeurs à peu près sûres, la dénommée Céleste Oppen ne l’est nullement. Soucieux, donc aussi distrait que la veille, Bristol doit l’être au point qu’une fois entré dans son immeuble, il presse dans l’ascenseur le bouton marqué 5 au lieu de 4. Parvenu au cinquième, constatant son erreur, il s’apprête à rejoindre son étage au-dessous par l’escalier mais, devant un phénomène imprévu, s’arrête. Scène de crime ou d’après-crime ou quelque chose comme ça : fixés de part et d’autre d’une des portes palières, deux scellés judiciaires en matière cireuse rouge sont réglementairement reliés par un cordon. Ou plutôt devraient l’être car les moitiés de ce cordon, rompu, pendent à gauche et à droite de la porte entrouverte. Bristol pose son bagage sur le seuil, pousse cette porte et se risque à l’intérieur.
Grand appartement vide et silencieux. Traces de déménagement récent : fragments de cartons d’emballage, lambeaux d’adhésif et de film bulle, bouts de ficelle et vieux journaux en boule, lame de cutter oubliée contre une plinthe. Quelques rectangles pâles aux murs font état de tableaux évacués. Aucun meuble sinon, près d’une fenêtre grande ouverte, une chaise dépaillée sur laquelle des vêtements ont été soigneusement pliés : pantalon, chemise, veste et manteau, cravate, le tout dans un éventail de gris. Chaussettes à rayures, cependant, et caleçon à carreaux. Souliers alignés entre deux pieds de la chaise, chapeau abandonné de travers sur son dossier.
Comme un ouvrant de la fenêtre bat désagréablement, Bristol en allant la fermer manque de fouler une plume décorative virevoltant sous le courant d’air. Il la ramasse et l’examine qui pourrait provenir d’un canard, d’un coq ou d’un faisan peut-être, en tout cas de ce chapeau sans doute, quand un bruit de froissement derrière lui, de murmure ou de frôlement le fait revenir vers l’entrée : personne sur le palier, un rythme assourdi de pas légers décroît dans l’escalier, une porte claque quelques étages plus bas puis le silence se rétablit.
Rentré chez lui, Bristol vide son bagage avant de saisir son téléphone : Je suis épuisé, Jessica, ce petit voyage m’a crevé. Trop fatigué pour venir au bureau mais ça va, les nouvelles sont bonnes. Rien à signaler depuis mon départ ? La production a appelé hier soir, fait savoir Jessica, et puis Audrey Pujol ce matin, trois fois. Bon, dit Bristol, je les rappellerai. Il aura beau se faire ensuite un café, déballer ses affaires, brancher l’ordinateur et jeter un coup d’oeil à sa messagerie avant de l’éteindre, l’image ne le quitte pas de cet appartement vide aux scellés brisés. Or seule Michèle Severinsen, toujours au courant de ce qui concerne l’immeuble, pourrait sans doute expliquer cette affaire : descendons à l’étage au-dessous. Le son d’une radio s’infiltre faiblement par la porte de l’ancienne actrice, mais à peine Bristol a-t-il sonné qu’il s’interrompt brusquement. Bristol attend un peu, sonne encore mais en vain : remontons chez lui.
Une fois rallumé l’ordinateur, il va taper le nom de Céleste Oppen sur le clavier mais n’y recueillera guère d’informations. À ceci près qu’avant de jouer dans La Sirène de Vladivostok, ladite Céleste semble avoir commencé sa carrière en contribuant à des films plus légers, dont l’un s’intitule Chairs de poules. Bristol va s’empresser de chercher cet opus sur la toile, peinera à le dénicher sur un obscur site payant et, quand il l’aura trouvé, paiera. Hélas, ces Chairs de poules qui nous avaient tout l’air à première vue d’être une sorte de petit porno soft, de quoi passer un moment, ne sont même pas un petit porno soft et l’on n’y aperçoit que furtivement Céleste, incarnant une guichetière à la gare de Meudon. Laissons tomber.
Occupons-nous plutôt du téléphone. N’ayant pas le cran de prévenir directement Nadia Saint-Clair, et moins encore Audrey Pujol, Bristol préfere informer leurs agents respectifs que Nos coeurs au purgatoire va devoir se faire sans elles. Ah, nous sommes désolés, chantent en choeur les agents. Une autre fois, peut-être ? Certainement, les rassure Bristol avant d’appeler la production. Comment vas-tu ? entonne la production. Les nouvelles sont bonnes, déclare encore Bristol avant d’énoncer la proposition chiffrée de Marjorie des Marais. Ah mais je suis enchantée, claironne la production, voilà qui change tout. Parce qu’économiquement j’allais être un peu juste, tu vois, pour cette histoire d’Afrique. Oui, dit Bristol, mais il y a une contrepartie côté casting. On va devoir renoncer à Saint-Clair et Pujol. Comme il expose alors le choix de Marjorie : Pas grave du tout, la petite Oppen, fredonne la production, je vois très bien qui c’est, pas chère. Beaucoup moins chère que les deux autres. Donc pour l’Afrique, s’inquiète Bristol, on va pouvoir y aller ? Mais pourquoi pas, sifflote la production, je vais tout de suite voir pour les billets. Bon, dit Bristol, alors on commence quand ?

10

On est en avion.
Bon, ce n’est pas un gros avion, plutôt le genre d’Airbus bas de gamme conçu pour transporter cent touristes à budget modéré, il est d’ailleurs ce jour en deçà de son taux de remplissage. Robert Bristol et Geneviève Damais occupent deux fauteuils appairés près d’un hublot, au fond à droite dans le sens du vol. Séparé d’eux par le couloir étroit où va et vient l’unique hôtesse, le premier assistant Fred Barabino sommeille sur son siège et quant à la petite blonde frêle sous verres fumés, seule à l’avant gauche de la cabine, elle n’est autre que Céleste Oppen en train de lire un roman de Georges Bernanos.
Alors que Bristol étudie le plan de travail pour les jours à venir, Geneviève a coiffé ses écouteurs qui diffusent du Jennifer Lopez, du Kylie Minogue, du Linda Ronstadt et ce genre de choses, tout en feuilletant le périodique promotionnel corné de la compagnie aérienne. Sur la tablette abattue devant elle reposent des emballages vides de boisson énergisante Bulloz et de biscuits vitaminés dont Geneviève fait une consommation immodérée.
Elle a bien changé depuis l’autre jour : vêtements, coiffure, maquillage, on dirait même qu’elle a grandi mais ce doit être ses jambes qui font cet effet. On les négligeait sous son tailleur pantalon chez Marjorie des Marais, elle les exhibe à présent en toute liberté, son statut de deuxième assistante en charge des comptes — imposé par Bristol à la production — lui permettant des licences inconcevables en Bourgogne. Levant les yeux de son magazine, elle se tourne vers lui : Et Pasternac, tu as des nouvelles ?
Déjà sur place avec les techniciens, répond Bristol sans lever le nez de son planning, soi-disant qu’il veut s’imprégner de l’ambiance locale avant de tourner. Et la petite, tu en es vraiment sûr ? insinue Geneviève en désignant Céleste Oppen assise au bout de l’appareil. Je ne sais pas encore trop, dit Bristol, on va tâcher de faire avec. Ça m’agace toujours un peu, fait savoir Geneviève, les filles qui mettent des lunettes noires quand on n’en a pas besoin.
De fait, il y a beaucoup de lumière dans la cabine où le soleil, par les hublots, projette ses faisceaux cylindriques. De l’extérieur on n’a perçu depuis des heures qu’un ciel uniformément bleu très soutenu, marine ou cobalt selon les goûts, en tout cas dépourvu du moindre nuage. Le vol s’est déroulé dans le calme à quelques trous d’air près qui, déclenchant un ascenseur abdominal express dans le péritoine de Geneviève, ont fait se tétaniser tout son corps sur son siège, sa main crispée se posant sur l’avant-bras de Bristol. Il l’a tranquillisée en jetant un regard soucieux vers le sac vomitoire coincé sous la tablette, à côté des consignes de sécurité.
Quand l’Airbus commence à basculer pour amorcer l’atterrissage, Bristol voit s’étendre sous lui de vastes paysages vides et nus, dans toute la gamme des ocres et sur lesquels des lits de cours d’eau secs dessinent d’interminables ramifications, telles ces arborescences de terminaisons nerveuses qu’on voit dans les manuels d’anatomie, sur les planches consacrées aux coupes histologiques. Ce serait un beau spectacle sur lequel s’attarder mais lorsque l’appareil plonge brutalement vers le sol sans respecter le moindre palier de décompression, on s’en détourne vite pour boucher ses oreilles en grimaçant tout en tâchant d’avaler sa salive.
Une fois l’avion posé, non sans rebonds ni soubresauts, les passagers se lèvent en se malaxant le bas du dos puis se déplient douloureusement pour extraire des caissons leurs bagages à main. Bristol enfile sa veste et l’on patiente en file indienne en attendant que s’ouvre la porte auprès de laquelle, sourire au garde-à-vous, se tient l’hôtesse. Une fois sur la passerelle et avant de la descendre, Bristol veut prendre une pause pour respirer d’abord l’atmosphère ambiante : on est en Afrique.
On y est et l’air est si brûlant qu’il n’est plus vraiment de l’air : c’est une matière solide aussi compacte qu’un pudding, quoique différemment incomestible mais qu’on aura tout autant de mal à déglutir. Bristol ôte sa veste et la jette sur son épaule où, alourdie par la sueur instantanée, elle pèse déjà le triple de son poids. Déséquilibré par sa valise et se tenant à la rampe, il sent mollir ses jambes engourdies en descendant les marches à picots métalliques antidérapants. Geneviève le suit de près qui paraît insensible à l’étuve puis apparaît Céleste Oppen, prudemment soutenue par Fred Barabino.

Bristol, Jean Echenoz, Minuit, 2025.

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