On ne tente pas de figer ce n’est pas ce qu’on voit en prenant une photographie, on souhaite se projeter dans une image qu’on a en tête, que le paysage, l’objet, la personne qu’on photographie ravive en nous, l’espace d’un instant, et l’on essaye tant bien que mal de la retrouver ainsi cette image invisible, de la révéler par l’intermédiaire d’une autre image.
J’avance, avec le poids du jour sur les épaules.
Les mots viendront plus tard. Souvent ils ne viennent plus. Une photographie pourrait me suffire. Je les trouve creux les mots, sans intérêt. Je ne prends plus le temps de les chercher. Peur de ne plus savoir comment l’on fait. Et tout cela me paraît soudain si désuet. J’ai passé tout ce temps à apprendre à ne plus écrire par moi-même. Je cherchais autre chose entre les mots, en creux, dans la marge. Je ne voulais rien avoir à dire, juste creuser mon sillon et trouver dans la jonction de certaines phrases un sens inédit, une direction à prendre. Et me voilà sur le pont, ce soir. Je ne sais plus écrire. Je n’ai jamais vraiment su. Sait-on jamais ? Il y a un temps en tout cas où j’écrivais sans me poser de questions, où tout était facile, c’était comme un flot de mots qu’il était parfois difficile de contraindre, de contrôler. J’écrivais comme écrivaient ceux que je lisais à l’époque. Usure des mots qu’on ne veut plus trouver, qu’on n’a plus la force de répéter, sans cesse les mêmes phrases, raconter toujours la même histoire, et, soudain, n’existe plus que le temps de l’écrire. C’est notre matière à nous, suffit de se mettre à la table et travailler enfin. Et c’est au repos (dans la vacance) que j’en prends conscience.
Ce sont ces petits riens que j’ai mis bout à bout, ces petits riens qui me venaient de vous.
La meilleure des réponses est souvent une question plus intéressante.
La couleur bleu de ces visages, de ces voix, de ce silence dans la touffeur du bruit, ce bleu tout ce bleu, et ces ombres insaisissables à cette heure, sur le pont, cette effervescence de petits riens, vertige face au vide qui le vent ravive, vitesse du navire qui s’éloigne des côtes, dans un voile d’écume, regarde encore ces étendues de la ville dont il ne reste que quelques perles de lumières en colliers défaits sur l’horizon.
La couleur de cet oubli, bleu qui nous guette tous, tremblement de lumière, cris d’enfants, tous ces mots qu’on n’entend plus sous le tintamarre des machines, le vent passe sa main dans nos cheveux, et ta main dans la mienne, dans l’intervalle ce vacillement qui nous emporte, ce temps perdu de la traversée, ce qu’on laisse derrière soi.
À peine le temps de se retourner et c’est déjà demain, et nos corps coincé entre deux, ici d’une rive et déjà l’autre, là-bas, du jour qui s’effiloche à la nuit qui s’invite, cette couleur que j’aime tant, bleu comme cet instant où tout s’anime, entre chien et loup.
Présent insaisissable, où l’on se tient debout mais instable, et les yeux fermés sur le seuil, dans la chambre d’écho avec vue sur la mer, une nuit ne suffit pas à nous faire traverser ce rêve.
On arrive juste en face au petit matin, on longe les côtes, le temps d’ouvrir les yeux au petit jour, ciel rose et nuage gris, et cette aube sans visage, c’est le moment où tu hésites, où tout recommence. Comme toujours.
Je marche sur un fil au milieu du jour. Je marche parmi eux, mais aucun d’eux n’y prête attention. Je marche à contresens.
L’un après l’autre les mots éclatent dans toutes les directions. Ils sont autant de carrefours où plusieurs routent s’entrecroisent. Dans les perspectives ouvertes, des ensembles insoupçonnés de résonance d’échos.