Nous restons ensemble
Créature de la mythologie grecque, le Centaure est un être hybride composé d’un corps de cheval et d’un torse à tête d’homme. La sculpture de César bien que pesante, massive, donne l’impression de se mouvoir dans l’espace, force sauvage, parfois féroce et toujours indomptée. C’est aussi un symbole de liberté qui se doit d’être fougueuse, puissante et prête à défier le monde et ses préjugés. La main gauche, pliée à l’horizontal, tient une colombe de la paix. Le bras droit abaissé repose le long du corps comme une aile faisant équilibre avec l’ensemble. L’articulation des pieds, superpositions de tôle soudées. La jambe avant gauche en l’air s’oppose à la rigidité des jambes arrières. À la recherche d’un équilibre dans le déséquilibre de chaque geste. Le corps massif du cheval, savants assemblages de plaques métalliques, d’écrous, garde une aisance naturelle et se prolonge dans le corps de l’homme debout qui semble flotter dans l’air, dressé comme pour affirmer sa supériorité sur l’animal.
Je suis venu vous dire comment cela va commencer
Il y a le souvenir lointain de ce mot, du sens de ce mot dont j’ai perdu la trace, le moindre souvenir. Une notion philosophique. Je m’accroche à un terme aux sonorités similaires à celui de liberté auquel je le relie : Libéralité. Mais sa définition ne correspond pas à celle de mon souvenir, généreux ou bienveillant. Et même cette attitude de respect envers tout être humain, qu’on y associe souvent, même si elle s’en approche, ne correspond pas à mon attente. La liberté est définie par Hegel comme le fait d’être chez soi dans l’autre. Je cherche un mot très proche de liberté, qui va au-delà de liberté, qui la dépasse, qui est liée à notre intérieur inviolable, inaliénable, notre domicile, cet espace personnel qui nous protège derrière ses frontières, ce qu’on appelle couramment notre chez-nous. Cet endroit où rien ne peut nous atteindre. Nous remettre en cause. Un terme qui veut dire qu’il existe une notion plus forte que la liberté, que rien ne peut nous enlever. Un mot oublié, perdu.
Après la bataille
Cette impression d’arriver après la bataille, de trouver l’endroit à l’abandon, avec ses cagettes en bois entassées à la hâte comme si l’on préparait un grand feu de joie, un bûcher improvisé, cartons éventrés que l’humidité de la glace pilée, qui conserve au frais les poissons, attendrit en fondant, transforme en patte informe, bouillie maronnasse collant aux pieds. Une neige fondue, sale. Flocons polystyrène voletant en l’air. Pour survivre, il faut se prendre en main, se plier aux recommandations communes. Sacs plastiques éventrés, bleu ou vert, ou blanc, certains tournoyant en l’air, entre le sol bitumé et l’arche en brique du métro, selon les mouvements secrets d’un vent capricieux, imprévisible et revêche, des courants d’air instables et perturbants. Fruits abandonnés à même la chaussée dans la précipitation du départ, la fin du marché, l’arrivée cavalière des camions de nettoyage et leur escadron d’agents de propreté, visibles de loin avec leur tenue verte et leurs grands balais.
Tomates juteuses et leurs éclats sanguins éclaboussant, maculant le sol, abricots écrasés, en vrac, feuilles de laitue déchiquetées aux bords dentelés et noircis, purée d’avocats virant au noir, poivrons en pièces, fripés, courgettes laminées, haricots et poireaux dépecés, pêle-mêle, éparpillés par terre, dans le désordre de leurs couleurs et de leurs parfums surannés qui attirent les hommes, glaneurs à l’affût, et les animaux, tous ces chapardeurs. Les promesses de bien-être sécurisé sont devenues infinies. Peu de temps avant que tout disparaisse, qu’une armée d’ouvriers méthodiques, vienne tout nettoyer pour faire place nette, liquidation totale, tout doit disparaître. Nous vivons dans la crainte permanente de la désagrégation, physique et sociale. Ensemble, tout est devenu possible. Mais, même propre, en son calme retrouvé, le lieu préserve malgré tout les traces intimes de son désordre, comme un lieu de passage la marque de nos allers et venues. Un seul mot nous rassemble : la peur.
Un pas de côté
C’est toi qui m’a parlé de la notion de timidité, ce phénomène d’allélopathie encore mal compris en botanique par lequel un nombre minoritaire d’arbres maintiennent entre eux et leurs propres branches maîtresses, qui ne s’enchevêtrent pas, une certaine distance (entre 10 et 50 cm), ce qu’on appelle les fentes de timidité. Ce comportement d’évitement ne s’explique pas (perte d’espace potentiellement utilisable par l’arbre ? moyen de laisser la lumière mieux pénétrer la forêt, tout en apportant peut-être un avantage sélectif et évolutif face aux maladies contagieuses ?). Distance de sécurité sur la route comme dans les services publics, la ligne de courtoisie tracée au sol pour délimiter un espace où respecter une distance réglementaire pour ne pas gêner son voisin. Dans les transports en commun, quand quelqu’un monte dans un wagon parsemé de personnes réparties de façon désordonnée à l’intérieur de l’habitacle, il choisit systématiquement une place à bonne distance des autres. Timidité ?
Un pouvoir d’enchantement
Elle n’aime la peau des fruits qu’elle mange, elle porte une culotte noire pour se sentir en confiance, elle s’émerveille des fentes de timidité, elle a toujours un livre dans son sac à main, au cas où, il s’agit parfois d’un livre qu’elle a déjà lu plusieurs fois, elle aime se regarder dans un miroir juste après manger, comme si elle vérifiait que ce qu’elle vient d’avaler n’est pas encore visible sur son corps, les pigeons lui font peur, elle aime les ciels à la fois démesurés et inatteignables, quand elle dort elle perd son visage, tous ses traits détendus lui donne le visage de quelqu’un d’autre, ceux d’une femme calme, apaisée, elle n’utilise pas d’éponge, leur matière spongieuse, visqueuse et toute cette saleté qui s’accumule en elle après plusieurs lavages la révulse, elle collectionne les pièces de monnaie depuis son enfance même si le contact avec l’argent, les métaux des pièces de monnaie en cuivre et nickel, la dégoûte. Personne ne voit ce qu’elle voit lorsqu’elle me regarde.