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Tokyo un mois après la catastrophe

Il rend visite dans la journée à sa femme Valentina qui se doute de quelque chose, même s’il est toujours resté très discret sur sa mission. Il la prévient, laconique : "Je m’absente pour un moment." Elle lui demande : "Tu t’en vas loin ?" Il lui répond avec un grand sourire : "Oui, très loin." Il embrasse ses deux filles.

Reportage à l’intérieur de la zone d’évacuation du réacteur nucléaire de Fukushima

Je regarde les images de ce film dont tout le monde parle, ce qui fascine est dans l’absence même de fascination, d’événement. Il ne se passe rien, on ne voit qu’une voiture traversant à faible allure des paysages déserts, pas désolés au départ, juste sans personne ou presque (on croise une voiture), comme certains jours quand on sort très tôt le matin, pas un chat. Mais justement si, quelques kilomètres plus loin (21 km du réacteur), ce sont plusieurs chiens errants qui attirent l’attention. Ils s’approchent de la voiture qui a ralenti à leur hauteur, le conducteur descend la vitre pour mieux les appeler. Univers parallèles qui ne semblent pas communiquer. La voiture poursuit son chemin. Les feux de signalisation ne fonctionnent plus, une série de camions filent à vive allure dans le sens contraire. Quelques kilomètres plus loin la route est bloquée. Le véhicule doit faire un détour pour trouver une autre voie. Tous ces animaux croisés sur la route, ces bœufs sur le bas-côté, ces chiens, immanquablement font remonter en moi les souvenirs des images du film 12 Monkeys de Terry Gillian, adaptation de La jetée de Chris Marker : Les animaux errant dans la ville.

Et de nouveau la route défoncée par le tremblement de terre, mais la voiture poursuit tout de même son chemin. Et plus elle avance, plus le jour tombe, les signaux sonores des deux compteurs placés sur le tableau de bord du véhicule s’affolent, en fait on n’entend plus qu’eux dans l’habitacle. Le paysage commence à changer. On imagine l’émotion que provoque, dans le métro à Tokyo, tous les téléphones lorsqu’ils se mettent à sonner en même temps pour prévenir de l’arrivée d’un séisme. Et le souffle régulier des deux journalistes qui réalisent ce reportage dans la zone sinistrée de Fukushima, leurs conversations entrecoupées, et le silence qui s’installe parfois entre eux. On ne les voit jamais, on les imagine (les espère) sous protection, et pourtant, à la fin du film, c’est main nue qu’un des deux avance, montrant son compteur Geiger devant lui comme une boussole.

Lumières éteintes dans certains quartiers, l’ambiance n’est plus la même à Tokyo, plus du tout, un mois après le séisme du 11 mars, l’atmosphère change chaque jour. Rues et magasins désertés, disparues les hordes de salariés pressés à l’heure du déjeuner, ce rayon n’est plus approvisionné. Mais il suffit de sillonner les abords des entreprises, ici et là dans Tokyo, d’entrer dans un restaurant ou de pénétrer dans une gare pour comprendre. Le magasin ferme plus tôt pour cause de pénurie d’électricité. Les stigmates du drame se lisent sur les écriteaux. L’atmosphère a changé. C’est à peine perceptible. Quelle est la différence entre risque et danger ?

Depuis hier, le ciel est bleu, pas un nuage, soleil éclatant. Les commerces ferment plus tôt, comme écrit sur toutes les affichettes en noir et blanc. Dans les sites publics, dans les galeries marchandes, les escaliers mécaniques sont parfois arrêtés, les rideaux tirés, à quoi bon ouvrir ? une lumière sur deux éteinte, les panneaux publicitaires ne fonctionnent plus, plus de lumière dans les trains à certains heures de la journée, restrictions, moitié moins de clients, les rayons des supérettes aux deux tiers vides, plus approvisionnés, économies d’énergie obligent, à cause des centrales arrêtées, les trains circulent moins fréquemment, sans faire le plein. Tokyo fait semblant d’avoir retrouvé son aspect d’avant la catastrophe. Mais l’atmosphère a changé. Or cela n’est pas mesurable.

Il y a quelques jours je découvre ce texte de Vincent Eggericx Moi et mon double, extrait de son journal effacé, Kyôto, mars-avril 2011.

La première retransmission mondiale autour de laquelle l’humanité civilisée toute entière s’est regroupée, c’est les premiers pas de Neil Armstrong hors du module Apollo. J’ai la crainte que cette scène inaugurale d’un être humain reclus sous un scaphandre aux allures de sarcophage, se dandinant comme un pingouin sur un sol stérile offrant à la vue un désert de cendres, dont le but ultime est de planter un drapeau afin de s’approprier symboliquement la lune, cet eldorado du néant, soit l’image programmatique du rêve technoscientifique élaboré par Descartes au XVIIe siècle, poursuivi par les Lumières au XVIIIe siècle, mis en chantier par les révolutions industrielles du XIXe siècle et promu par Jules Ferry, réalisé au XXe siècle par les équipes de Niels Bohr puis de Robert Oppenheimer pour être mis en scène à destination de l’homme du XXIe siècle afin qu’il devienne ce paranoïaque confiné chez lui, se bourrant de chips en tressautant d’excitation face à son écran.
Puis je sors me promener et, au fur et à mesure que mes prophéties se dissolvent dans le chant des oiseaux et dans le pollen des pruniers, je ne peux réfréner l’impression que je suis ce paranoïaque.

« Tu t’en vas loin ? »

Aujourd’hui, voici 50 ans, que Yuri Gagarin est devenu le premier homme à aller dans l’espace. C’était le 12 avril 1961.

« Oui, très loin. »

Toutes ces informations, ces images pêle-mêle, tournent dans ma tête, le temps me fait perdre la notion du temps. Ce qu’on fête, et ce qu’on en fait. Je ne sais plus très bien, un peu perdu. Dans les journaux français, je n’entends parler que de guerre. En Libye, en Côte d’Ivoire... La radioactivité n’est pas médiatique. La radioactivité n’est même pas un nuage dont on pourrait craindre la forme. L’apocalypse dont on parlait il y a quelques semaines encore pour évoquer la situation à Fukushima, aujourd’hui on utilise le même terme pour parler de la guerre civile en Côte d’Ivoire, dont on espère cependant l’issue proche après l’arrestation récente de Laurent Gbagbo. Je garde en moi, comme points de repères, les photographies des rues de Tokyo, prises quelques jours avant notre départ du Japon, juste avant le tremblement de terre, le tsunami, et la catastrophe nucléaire de Fukushima.

Un mois jour pour jour après la catastrophe du 11 mars, les immeubles ont de nouveau tremblé hier à Tokyo. Un séisme de magnitude 6,6 a frappé lundi le nord-est du Japon. L’épicentre était situé sur terre, à 10 km de profondeur seulement, dans le sud de la préfecture de Fukushima. Une alerte au tsunami a aussitôt été lancée par les autorités avant d’être rapidement levée.

Comme l’écrivait ce matin Patrick Rebollar sur Twitter : « Fukushima (étym. "Île du bonheur") atteint enfin le 7e ciel radieux, promis à toute centrale nucléaire en zone sismique. »


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