| Accueil
Assemblage (texte et vidéo) de Pierre Ménard

La forme détournée de l’abécédaire est un genre voué à la célébration de l’acte créateur (le livre des livres). Cette année j’ai décidé d’aborder l’abécédaire par la vidéo. Deux fois par mois, je diffuserai sur mon site, un montage d’extraits de films (à partir d’une sélection d’une centaine de mes films préférés : fiction, documentaire, art vidéo) assemblés autour d’un thème. Ces films d’une quinzaine de minutes seront accompagnés sur le site par l’écriture d’un texte de fiction.

Ce projet est un dispositif à double entrée : un livre et un film. Le film est un livre. Le livre est un film. Ce livre dit qu’il est à voir, ce film montre qu’il est à lire.

R comme Reflets : la vidéo



« Regardait. Rien. Le ciel. Le bord des immeubles contre le ciel. Contre rien. Dans les hautes vitres, la lumière du matin. En face et au-dessus. Des reflets du ciel. Son propre reflet à elle très haut dans les fenêtres. Comme une limpidité de l’air. Des choses. Leur transparence. L’opacité trop claire de cette transparence. De son corps à elle. Comme reflet de surface. Des reflets vides. »

Album d’images de la Villa Harris, Emmanuel Hocquard, Hachette Littérature, 1977.


Un reflet à contre temps

Nous nous sommes disputés, deux jours déjà. La violence de nos propos, les cris et les coups résonnent encore en moi, j’en ai honte, abasourdi pas tant de rage et de désarroi, d’incompréhension. Comment en sommes-nous arrivés là ? L’appartement est vide aujourd’hui. Tu me manques. Tout ici me rappelle ta présence. Les meubles, l’agencement des pièces, la lumière du lieu, ravivent la mémoire de ce que nous y avons vécu, me rappellent nos échanges, nos coups de gueules, nos caresses, nos baisers. Le temps passé sans rien dire aussi. Nos regards, tes sourires. J’essaye de t’écrire une lettre pour te demander pardon, je sais qu’il est trop tard, impossible de revenir en arrière, de remonter le temps, mais je dois essayer, je dois faire ce chemin vers toi, je le fais aussi pour tenter de comprendre ce qui s’est passé. Difficile d’écrire quand on ne le fait pas au quotidien, quand l’émotion nous saisit.

J’allume une cigarette en me jaugeant dans le minuscule miroir brisé du bureau. Le motif du papier peint, ses longues herbes effilées, graminées en frêles bouquets, prolonge les traits des cassures du verre qui découpent et fragmentent mon visage. À peine un regard, du coin de l’œil. Le reflet de la lumière sur la vitre de la fenêtre illumine mon visage par en-dessous. Mon appartement se révèle soudain comme les pièces d’un puzzle dans les bris du miroir qui en modifie sensiblement l’apparence. Je reste immobile un instant, pourtant tout semble bouger autour de moi, une lumière fait trembloter et basculer l’espace resté dans l’ombre. Je cherche vainement à comprendre qui je suis en fixant mon regard dans le miroir, cherchant une vérité qu’un reflet ne peut qu’effleurer. Est-ce moi cette image, cette image de moi, ce visage en morceaux, fragments décousus, que je vois lorsque je me regarde dans ce miroir ? Je ne t’y vois pas, c’est tout ce qui me saute aux yeux.

Je reviens terminer l’écriture de ma lettre, j’ai posé sur la table un verre d’eau devant le cahier sur lequel j’ai commencé mon brouillon, l’image de mon corps en mouvement en train d’écrire se reflète dans l’eau du verre et me distrait un instant, va-et-vient de ma main sur la page. Quelques gouttes d’eau sur le bois sans doute renversées au moment de poser avec empressement mon verre sur la table, buttant contre le montant de celle-ci. Le mouvement de ma main en train d’écrire provoque de minuscules vaguelettes à la surface translucide de l’eau. Le papier se creuse sous la pointe effilé du stylo qui insiste et grave sa surface. Le reflet de mon visage apparaît dans les allers-retours de l’écriture.

Le visage relevé, fière, menton tiré vers le haut, face au miroir tu t’observes sans bouger mais ton regard est avant tout défi, ne pas me répondre, ne pas tomber dans le piège de mes mots. Et ça ne manque pas. C’est plus fort que moi. J’ai toujours dit que tu étais le portrait de ta mère. Ma provocation te touche mais tu tentes de ne pas le montrer, tu clignes des yeux avant de me répondre : C’est probablement pour cela que nous nous sommes séparés ! Tu approches ton visage un peu plus près du miroir, comme si tu essayais de voir un détail sur ta peau, tes yeux, ta bouche. Tu enchaînes : J’observe avec horreur combien notre fils se met à te ressembler. Je m’interroge. Pourquoi avec horreur ? calmement pour te provoquer. Je te connais, pour la première fois tu arrêtes de te fixer dans le miroir pour affronter enfin mon regard. Tu te tournes vers moi et me dis : Toi et moi, je ne sais pas pourquoi, nous n’avons jamais pu discuter normalement ! Tu hausses imperceptiblement les épaules, un sourire mélancolique illumine ton visage. C’est vrai. Moi non plus je ne sais pas pourquoi. Peut-être nous ressemblons-nous un peu trop.

Je repense à cette histoire que je ne suis jamais parvenu à te raconter. Une scène que j’avais observée un jour au café mais que je n’avais pas pu photographier. Un couple se disputait à la table à côté de la mienne, dans un geste de colère ou d’énervement l’un d’eux avait fait trembler la table et son verre avait vacillé et de l’eau s’était répandue sur le dessus de la table. Un long silence avait suivi leur dispute, cette violence déplacée. Les gouttes d’eau avaient séché peu à peu, jusqu’à disparaître entièrement, le temps nécessaire pour chacun de faire taire en lui sa colère et son ressentiment avant de pouvoir enfin reprendre le dialogue. Ou juste se regarder à nouveau en face. Leur histoire là où elle s’était un temps suspendue. Aucune image à cet instant n’aurait pu saisir ce qui se passait entre eux. La profondeur de leur sentiment et la douleur de leur séparation. En regardant la table, les deux gouttes d’eau ressemblaient à deux yeux ou deux gouttes de sang. Je ne savais pas quel présage y voir. Aujourd’hui, je comprends. Je me souviens de nos disputes, de nos séparations. Tu es toujours revenue, aujourd’hui je sais que c’est différent.

J’essaye de décrire ce que je ressens pour toi avec justesse et concision. Avec franchise et sincérité. Tu me tournes le dos désormais, tes longs cheveux blonds attirent comme un piège la lumière du soleil. Tu dis que je suis persuadé que je sais mieux que toi comment tu dois vivre, qu’il faut construire ton bonheur. Tu ne peux t’empêcher de rire en entendant ce mot bonheur qui te paraît si malvenu, déplacé. Tu relèves la tête et souris dans le vague. Pour ce qui est de maman, je le sens avec une acuité croissante. Tu t’étonnes : Avec cette acuité ? Ta voix me fait vibrer, me touche même si ce que tu me dis me blesse avec la même intensité. Nous devenons de plus en plus étrangers. Je le regrette. Je n’y peux rien. Mais tu m’attires encore.

Parfois, la nuit, cette obscurité, cette tranquillité, me pèsent. Dans l’obscurité, un faisceau lumineux balaie la pénombre. C’est la paix qui me fait peur, que je redoute par-dessus tout. Ta voix est grave mais douce. Tu ne me regardes plus, la tête vers le sol, tu y fixes quelque chose qui, hors de portée, me reste invisible. J’ai l’impression qu’elle n’est qu’une apparence, lances-tu. Qu’elle cache l’enfer. Bref coup d’œil complice vers moi en retrait de la fenêtre de notre appartement, en forme d’excuse. Une infime tristesse dans la voix, pointe de mélancolie. Je crains ce que connaîtront nos enfants, poursuis-tu. On dit que le monde sera merveilleux. Ton visage oscille légèrement, on dirait qu’il chancelle, sensation renforcée par l’écho lumineux de ton reflet sur la surface réfléchissante de la vitre. Comment ? Alors que la sonnerie d’un téléphone peut annoncer la fin de tout ? Tu souris à peine, je reconnais ce sourire, un souvenir te traverse l’esprit. Il faut vivre en dehors des passions, des sentiments... dans l’harmonie d’une œuvre d’art réussie. Tu penches la tête vers moi, signe de complicité fugitif. Un ordre magique. Tu marques un léger temps de pause avant de poursuivre. Tu lèves la tête en l’air, vers le ciel : Il faudrait tant s’aimer... Le rideau oscille à chacun de tes mouvements, au rythme de ta respiration. Et vivre ainsi en dehors du temps, détachés. Je suis surpris de te voir rire en rejetant brièvement ta tête en arrière en prenant conscience de ce mot que tu viens de prononcer qui soudain résonne si parfaitement à la situation que nous traversons tous les deux, ce moment de doute : détachés, répètes-tu en te tournant lentement vers son moi pour me regarder et me transmettre ce mot comme une révélation, un ultime conseil amical. Un pli sur ton front trahit cependant ton inquiétude.

De vieux souvenirs me reviennent à l’évocation de cette scène. Chaque souvenir en appelle un autre. Un simulacre se substitue souvent au souvenir avant de finir par l’évincer tout à fait. Tout reprendre à partir de rien. Mais je n’y arrive pas. Il faut que je me dégourdisse les jambes. Je me lève faire quelques pas, me dirige sans réfléchir vers la fenêtre pour repenser à ce que je viens d’écrire. Tout cela me semble sans consistance, fuyant et transparent comme le reflet sur cette vitre.

Dans le couloir de l’appartement, le tableau de ta tante est recouvert d’un verre protecteur qui renvoie mon reflet en même temps qu’il laisse apparaître la patine d’un paysage poussiéreux dont on devine l’ancienneté aux craquelures se creusant à sa surface, si bien que lorsque je parviens enfin tout près du tableau et que je passe ma main dessus comme une caresse en forme d’arc de cercle, pour effacer de la buée sur une vitre ou chasser l’image de mon visage telle une lointaine apparition fantomatique, je ne sais plus, l’image apparaît et disparaît en même temps dans ce geste de ma main, un signe d’adieu. Nous retournons les paysages pour nous y noyer dedans. Le clair du jour par leurs ombres ravis. Le temps, sans revenir ni hésiter, en ses heures fugitives. C’est un trajet dont nous rêvons, une trêve courte et accablée. Je ne sais plus où j’en suis, tout s’embrouille. La mémoire est menteuse, la moindre réminiscence est toujours reconstruite. Chacun s’en va comme il peut. Après tout, c’était peut-être hier.

Je voudrais pénétrer dans les profonds reflets, me laisser envahir par la lumière de ces grands miroirs, de ces milliers de petits mouvements qui nous permettent de percevoir le monde au quotidien. Je voudrais t’y retrouver. J’ai connu l’impossible en cette esquisse. Je me gardais bien de me souvenir de ce qui venait de se passer et j’affectais la plus grande indifférence. J’ai du mal à imaginer la suite.

Je décide de sortir me perdre dans l’étrangeté des paysages de la ville, de ses flux, de ses hasards. Le temps et ses nuances infinies. Je veux oublier. Tomber dans un trou. Dans un trouble profond. J’aperçois quelque chose qui ne demande qu’à devenir visible. Une page blanche comme une nuit qui se tourne. Variations incessantes de la lumière selon les heures du jour. Une image nouvelle qui se substitue à l’image ancienne. Demi-teintes des jeux de lumière, des ombres à la tombée du jour. Impossible de détourner le regard.

Je ne sors jamais dans la rue sans mon appareil photo. Le temps suspendu, le temps de la prise. À la recherche du meilleur angle pour mon image. En marchant en ville, la pensée se met en mouvement. État intermédiaire, incertain, entre un regard un autre, bercé par ce lointain. Entre silence et parole. Dans le vertige le vide me tire à lui. Ce qu’il est possible ou impossible d’atteindre, ce qui se rétracte. Ce blanc, c’est mon visage face au miroir. Le reflet de mon visage qui s’efface en ses reflets. Un blanc.

Mon regard se perd dans tous les reflets juxtaposés, fenêtre fermée, la lumière du soleil tamisée par plusieurs voiles de tissus et de feuilles, mon ombre enfante mon ombre, l’une dans l’autre, je regarde sans me voir et c’est précisément ce qui me plaît, me fascine, retient mon regard, me pousse à sortir l’appareil pour fixer ce vertige-là précisément. Dans la rue, tous les autres passent sans un regard, cette fenêtre et cette découpe qu’elle fabrique, ce trou béant, cette ouverture qu’elle crée quand je me place devant cette révélation d’une fenêtre par ailleurs invisible. Fasciné par les reflets fugaces de ce dont je pressens que nous serons un jour à jamais séparés. Néanmoins, me dis-je, étroite est la voie entre les constructions abstraites.

C’est à ce moment-là que je l’ai aperçue, elle se tenait immobile sur le même trottoir que moi, fixant un point aveugle dans ma direction, je marchais vers elle mais cette fixité de son regard comme de toute sa silhouette m’avait alertée, son regard me troublait de loin, me transperçait. Je ne connaissais pas cette fille mais il y avait quelque chose de familier en elle, les traits de son visage, dans la nature même de son regard, quelque chose qui m’accueillait, m’ayant reconnu, et que j’acceptais reconnaissant.

Je me suis souvenu de notre première rencontre. Je t’avais suivi dans la rue, je repoussais le moment de t’accoster. Puis contre toute attente tu t’étais retournée et revenant dans ma direction tu avais marché vers moi avant de me faire face, je ne pouvais pas rebrousser chemin, trop tard pour changer d’avis, tourner les talons, j’avais continué à marcher vers toi, je t’avais souris, un peu gauche, hésitant, c’était la première fois que tu me voyais et tu avais trouvé ce sourire charmant, ce que tu m’as avoué plus tard, suffisamment pour t’arrêter à ma hauteur et m’adresser la parole, alors que nous ne nous connaissions pas, ne nous étions jamais rencontrés. Tu m’avais reconnu, c’est ce que tu m’avais dit. Je me souviens de tes mots.

Le hasard se transforme en nécessité. Apprendre à voir c’est apprendre à soustraire le regard à ses habitudes. Il n’y a pas d’harmonie entre le dedans et le dehors. Il faut supprimer pour y parvenir la distance, descendre dans la rue, marcher au hasard des rues, s’égarer jusqu’au vertige, fendre la foule des inconnus, des passants anonymes et se perdre sans limite dans un monde devenu sans repère. S’arracher aux significations est la seule issue. Cette précaution-là aussi est inutile. Sous le signe de l’inconnu et de l’inquiétant.

Je ne vois plus passer les voitures, les motos et les piétons, leurs bruits assourdissants. Distrait, dans la profondeur du silence, des voix qui me parlent, du chant qui s’interrompt, cette fraction de silence qui continue encore. Les bruits de la ville que je n’entends plus qu’en fond visuel. Mouvement et flux de particules. Le mystère a toujours une explication. La jeune femme porte un casque sur ses oreilles. Dans cette intimité totale entre elle et la musique. Je suis à quelques mètres d’elle, je ne peux pas faire celui qui ne l’a pas remarquée, elle me regarde avec insistance, elle attend que je lui adresse la parole. Elle pense que je l’ai reconnue, voilà qu’elle me sourit.

Elle te ressemble, c’est pour cela que j’ai continué à marcher vers elle. Cette femme attire comme toi tous les regards. Jeu incessant des nuances et des voiles, de légers sourires ou d’éclats lumineux. Son visage reflète ce qui se produit dans cette petite nuit intérieure lorsque nous écoutons de la musique au casque. Cet air habité qui nous met dans un état d’attente tendue, de concentration totale sur ce qui va se produire. Elle se sent isolée de l’extérieur, enveloppée dans un silence phosphorescent qui n’est pas le silence de chez soi et des choses. Protégée, transportée, ailleurs. Je l’envie. Je t’en veux.

J’ai finalement accosté cette jeune femme, je lui ai parlé mais soudain je ne savais plus où j’étais, ce que je venais de lui dire. Son sourire m’a fait douter. Notre face à face m’a désarmé, m’a fait perdre tous repères. Je redoute qu’elle s’en soit rendu compte. Un blanc. Un vide, comme un trou de mémoire. Une absence. Je suis en train de parler, soudain je ne sais plus ce que je veux dire. Un blanc. Un gouffre qui s’ouvre devant moi. Une voix qui m’appelle que je n’entends pas. Elle enlève son casque, coupe la musique qu’elle écoutait jusqu’à présent. En fait je la dérange, elle ne m’avait pas vu, je m’étais fait des idées. Elle est gênée par cette confusion.

Le temps tourbillonne alentour. Un blanc m’assaille, m’envahit de sa blancheur. La peur peut-être, qui ne se dit pas. C’est un masque blanc qui cache notre visage. J’ai l’impression de rêver. Je la regarde qui me dévisage en silence. Difficile de tenir sans rien dire, dans ce face à face. Tu t’es vu dans la glace ? semble-t-elle m’interroger de sa voix plaintive bien qu’accusatrice. Je vais te montrer tel que tu es. Je l’imagine lever un petit miroir ovale, la lumière réfléchir sur la paroi pour illuminer mon visage, apeuré plus qu’aveuglé. Ce que je vois est terrible, frontal. Mon reflet. Ce qu’on ne veut pas voir. Ce qu’on occulte c’est notre visage. Tributaires des traces. Qu’est-ce que je vois et qu’est-ce que je refuse de voir ? L’impression qu’elle me dit que je vais bientôt mourir. Elle enfonce le clou, met les points sur les i. Elle ne cherche pas à me préserver, pas du tout. J’accuse le coup bien sûr, mon visage se fige, mes épaules fléchissent. Elle maintient le miroir devant mon visage, accusateur. Moi, j’ai toute ma vie devant moi, insiste-t-elle. En voyant mon air affligé, sa voix s’adoucit légèrement : Regarde, je t’ai blessé. Je lui fais croire le contraire, mais elle n’est pas dupe. Je n’aurai pas le dernier mot. Mais si, c’est du passé.

Elle s’excuse. C’est à moi de m’excuser. Je suis confus. Ce n’est pas toi que je cherche, c’est moi. J’ai l’impression de m’être perdu. Je la laisse s’éloigner. Ce que je ne parviens pas à t’écrire, parviendrais-je à te le dire en face ? Je n’ai pas eu le temps de répondre à cette question. Comment aurais-je pu ? Cette femme, ce n’est pas toi. Je ferme un instant les yeux. Rien que des échos, des accolements, des juxtapositions. Quelque chose de l’ordre de la mort. Les miroirs du jour diffractent l’espace de réflexion à l’infini, ainsi du flottement temporel d’un lieu traversé par le regard de la mémoire, jamais arrêté, qui ne permet de sonder qu’une matière elle-même fluide, flottante d’un infini spéculaire.

J’ouvre les yeux et c’est déjà la nuit. Pourtant, dans la ville tout s’est illuminé, tout est scintillant, vibrant d’une onde électrique, un mouvement général qui touche tout le monde. Autour de moi les gens avancent d’un pas pressé, les yeux grands ouverts, ébahis, bouches bées. Ils ne savent pas vraiment où ils vont, se laissent guider par la lumière, ses changements incessants, comme une ombre qui bouge au rythme du vent. Ils sentent la caresse de ce vent de lumière sur leur visage, son chatoiement délicat, sa douce chaleur. Ils entrent dans la lumière en marchant dans la ville la nuit. Échos et reflets de ces lumières. Autant de façon d’observer la réalité. Partout des images, des vues, des petits bouts de vie.

Je m’éloigne en longeant un mur aveugle jusqu’à la porte vitrée d’une boutique qui paraît fermée sur laquelle se reflète une masse compacte de nuages. Je me sens oppressé, je frappe sur le carreau, produisant un bruit désagréable. Mon geste est déplacé, je ne veux pas entrer à l’intérieur, juste besoin de marquer mon désarroi. En voulant me reculer, je dégage ma main de la vitre pour prendre appui sur le mur, sans me rendre compte qu’un long clou dépasse du mur, si bien que j’y plante la paume de ma main et me blesse profondément. Quand j’enlève ma main tremblotante du mur pour la ramener à moi, paume ouverte devant mes yeux incrédules, je prends conscience de la profondeur de ma blessure. Ma main saigne. Un signe au creux de ma main dont je ne parviens pas à deviner le sens. Face à la vitre fermée je reste désemparé, le regard perdu, je me laisse glisser le long de la fenêtre, sans voir la personne qui, intriguée par mes coups véhéments, surgit derrière la vitre par surprise, telle une apparition fantomatique ou un lointain souvenir. Il ouvre la fenêtre, son visage fermé me toise avec la rudesse et la précision du réveil.

L’impression soudaine qu’il faut rentrer à la maison, peut-être y seras-tu ? Je ne peux pas rester là à ne rien faire. Un pressentiment, une urgence, il faut que je me dépêche de rentrer, de te retrouver. Je finis par arriver à la maison, essoufflé, abattu, avec le sentiment obscur que ce n’est plus chez moi. J’avance à pas lents, pour ne pas éveiller les soupçons, ne pas faire de bruit, devinant une présence étrangère que rien ne justifie si ce n’est la confusion dans laquelle je suis depuis ton départ, mon désarroi et mes errements depuis deux jours. J’avance prudemment dans l’appartement plongé dans la pénombre que seules les lumières de la ville viennent contrarier, modifier, je n’ose pas allumer la lumière. Ce que je n’ai pas en mémoire, le plus souvent c’est un autre silence. Tout m’échappe. Parfois j’ai l’impression de surprendre les reflets de tout ce que je n’aurai pas le temps de vivre.

J’inspecte scrupuleusement les différentes pièces de l’appartement pour tenter de me rassurer. Notre chambre est vide, j’avance vers la grande armoire vitrée près de la fenêtre, ouvre ses battants, à l’intérieur l’ensemble de tes vêtements aux couleurs éclatantes, tes robes et tes chemisiers en soie mêlés, pendus et serrés les uns contre les autres. Je referme la penderie, m’en éloigne pour jeter un coup d’œil sur le reste de la chambre, le lit, la coiffeuse et son miroir. C’est comme si je voyais tous ces objets pour la première fois. Je m’en approche attiré par l’un d’eux que j’aperçois de loin et qui m’intrigue, la sculpture dorée de deux mains entrecroisées sur un petit coussin. Je me demande d’où elle vient. Je l’observe un instant avant de lever les yeux sur le miroir de la coiffeuse juste derrière et sursaute de peur, main sur la bouche pour refréner un cri terrifié en apercevant une silhouette derrière moi qui n’est autre que mon propre reflet dans l’armoire.

Je sens ta présence dans tout l’appartement, et si tu étais revenue, je n’ose y croire, je t’espère dans toutes les pièces le cœur battant. Je rejoins mon bureau, une forme se détache en contre-jour devant le cadre lumineux de la large fenêtre, il y avait bien quelqu’un chez moi, je le savais. Ce n’est pas toi bien sûr. Tu ne reviendras pas. Je ne suis même plus surpris. Ce qui m’étonne tout de même c’est son immobilité, sa concentration, la tête penchée, les épaules légèrement voûtées, il écrit, il est emporté par ce qu’il écrit. Il ne me voit pas, ne m’entend pas. Je le regarde médusé, immobile depuis le seuil de la pièce. Je n’ai pas envie de le prendre à part, le sermonner pour savoir comment et pourquoi il a réussi à rentrer chez moi, mais étrangement ce qui m’obsède c’est ce qu’il peut bien écrire. Je parviens à penser à rien d’autre. Je m’approche doucement de lui, sans faire de bruit, comme je le faisais lorsque je rentrais tard et que tu dormais déjà, pour ne pas te réveiller. Il écrit toujours. Je pose ma main sur son épaule pour ne pas l’effrayer mais en lui signifiant tout de même ma présence. Je suis ici chez moi. Ma main glisse sur lui, l’effleure sans réussir à le toucher, je ne sens pas son corps sous la pression de mes doigts qui s’échappent dans le vide. Je le sens qui frisonne, son corps secoué d’un long tremblement épidermique. Il se relève légèrement, se tourne vers moi mais sans me voir, son regard inspecte nonchalamment la pièce déserte derrière lui. Je reste invisible, inexistant. Dans la pénombre. Il a pris ma place, mes gestes. Du temps est passé, immobile. Plus rien ne me relie au monde, ni les souvenirs d’une vie antérieure ni leurs reflets évanescents.


LIMINAIRE le 27/03/2024 : un site composé, rédigé et publié par Pierre Ménard avec SPIP depuis 2004. Dépôt légal BNF : ISSN 2267-1153
Flux RSS Liminaire - Pierre Ménard sur Publie.net - Administration - contact / @ / liminaire.fr - Facebook - Twitter - Instagram - Youtube