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Assemblage (texte et vidéo) de Pierre Ménard

La forme détournée de l’abécédaire est un genre voué à la célébration de l’acte créateur (le livre des livres). Cette année j’ai décidé d’aborder l’abécédaire par la vidéo. Deux fois par mois, je diffuserai sur mon site, un montage d’extraits de films (à partir d’une sélection d’une centaine de mes films préférés : fiction, documentaire, art vidéo) assemblés autour d’un thème. Ces films d’une quinzaine de minutes seront accompagnés sur le site par l’écriture d’un texte de fiction.

Ce projet est un dispositif à double entrée : un livre et un film. Le film est un livre. Le livre est un film. Ce livre dit qu’il est à voir, ce film montre qu’il est à lire.

O comme Origine : la vidéo



Au commencement

Tous les soirs elle s’enferme dans sa chambre sans dire un mot. Nous dînons parfois ensemble dans la cuisine, nous nous installons sur le bar pour manger. Je lui rapporte un plat préparé que j’achète chez le traiteur italien qui se trouve juste en face de mon bureau. Elle mange son repas en silence le plus souvent. Les yeux baissés. Elle a l’air épuisée par ses journées, pourtant je sais bien qu’elle ne fait pas grand chose. Elle ne sort pas de la maison. Elle fume parfois une cigarette ou deux sur la terrasse, j’ai retrouvé des mégots écrasés au fond de la coquille Saint-Jacques qui sert de cendrier. Je ne fume pas, je n’ai rien trouvé de mieux quand elle m’en a demandé un. Elle passe ses journées à regarder la télévision, avachie dans le grand canapé en cuir du salon. Je le sais parce qu’un jour je lui ai demandé si tout allait bien, si elle ne s’ennuyait pas trop, et elle me l’a avoué. Elle ne s’en cachait pas. Elle semblait cela normal. Comme elle m’a répondu que ça allait, elle ne s’ennuyait pas j’ai voulu savoir ce qu’elle faisait toute la journée à la maison. C’est ainsi que j’ai su qu’elle traînait sur le canapé la majeure partie de la journée, devant la télévision allumée, sans vraiment la regarder. C’était une présence lointaine. Et après dîner, nous échangeons quelques mots, je lui raconte ce que je fais au bureau, je sais bien que ce n’est pas très intéressant, je ne rentre pas dans les détails. Le métier des autres c’est rarement captivant. Elle tente de me rassurer en me disant que tout va bien, mais sa voix trahit un profond malaise qu’elle ne peut maîtriser, c’est plus fort qu’elle. Elle ne va pas bien. Et je le comprends parfaitement. Sa sœur a disparu depuis de longs mois. La Police la recherche sans succès depuis tout ce temps là. Elle ne sait plus quoi faire. Elle se sent inutile.

Chaque jour la présence des autres autour d’elle lui rappelle l’absence de sa sœur. Elle est incapable de s’impliquer dans la recherche de sa sœur. Elle pense qu’il est trop tard, qu’elle est impuissante, elle ne saurait pas par où commencer. Elle a renoncé à faire semblant comme ses parents qui s’agitent en tous sens, répondent à toutes les interviews, à toutes les convocations, participent à toutes les battues, les collectes d’information. Elle les a fui pour ça aussi. Elle ne pouvait plus supporter leur manège ridicule, histoire d’y croire encore, de sauver vainement les apparences. Elle ne devrait pas dire ça, d’ailleurs elle évite de l’avouer à ceux qu’elle ne connaît pas, qui ne pourrait pas la comprendre, qui la jugerait pour l’inconvenance de ses pensées déplacées. Avec moi c’est différent, je comprends sa position.

Quand elle m’a parlé de sa sœur disparue et de son incapacité à s’investir dans les recherches, cela a réveillé en moi un lourd secret, un secret dont je n’avais jamais parlé, je n’ai jamais su qui était mon père. L’homme qui m’a élevé, que j’ai toujours considéré comme mon père, il meurt d’un accident de voiture, et tu entends quelqu’un dire, chuchoté serait plus exact, dans les allées du cimetière, ce n’était pas son vrai père. Depuis tout ce temps-là je me demande pourquoi. Ce vide je n’arriverai jamais à le combler. Le sentiment d’être personne, que tout est faux, inventé. Personne et tout le monde à la fois. Partagé entre l’incompréhension face au mensonge de mon père adoptif, sur l’insistance de ma mère, et à l’absence, la fuite de mon père qui ne voulait pas d’enfant et qui a quitté a mère à ma naissance. Je me rappelle mes jeux d’enfants, mais j’ai perdu mon père. Je n’ai jamais été capable de l’expliquer. Les enfants devinent ce qu’on leur tait, ils ne deviennent pas ce qu’on leur cache, ils s’en affranchissent, avec le temps.

Origine qu’on invente car elle n’existe pas, à l’origine il n’y a rien, tout se répète inutile de laisser croire qu’il y a un début et qu’une histoire va nous permettre d’en ordonner le récit, un début, un milieu, une fin, ce n’est pas si simple, si linéaire, et grand danger de toujours vouloir aller droit au but, je ne crois pas qu’il soit si important de savoir d’où l’on vient et qu’il est déterminant de le connaître, de remonter à la source, pour savoir qui l’on est, car l’origine pose la question du comment. L’identité est un leurre, nous ne sommes que ce que nous devenons. « Les pas que fait un homme, écrivait Borges, du jour de sa naissance à celui de sa mort, dessinent dans le temps une figure inconcevable. »

J’avais envie de lui répondre : À quoi bon commencer si on sait que c’est fini ! Mais je me suis tu, silence salutaire. Il ne reste plus rien à détruire.

Il y a ceux qui vivent avec la mort, qui la côtoie tous les jours, on voit quelques fois sur leur visage ce rictus, cet envers de sourire que l’on voit aussi sur les urnes funéraires, ces urnes où Samuel Beckett enferme pour l’éternité un homme et deux femmes. Mais le jeu n’est pas égal. La femme entretient un rapport particulier avec la mort. Ce n’est pas parce qu’elle est plus courageuse, bien qu’elle le soit, ni plus patiente, bien qu’elle le soit aussi, c’est peut-être parce qu’elle sait qu’elle détient sans orgueil, Oh sans orgueil, une réponse possible. Dans les couloirs des musées, dans les salles sombres et claires des musées, sous tous les prétextes, avec toutes les hypocrisies, sous ses formes les plus divagantes, les hommes ne cherchent qu’une seule chose, la réponse à une seule question : tout le désir du monde.

Tous les soirs elle s’enferme dans sa chambre. Je ne veux pas rester seul devant la télévision, alors je l’éteins et je monte dans ma chambre. Je surfe sur Internet pendant une heure ou deux. Parfois je joue aux jeux vidéo. Quand je vais me coucher, je l’entends dans la chambre d’à-côté. Les premières semaines je l’entendais pleurer toutes les nuits. Je ne savais pas comment lui venir en aide, la consoler. Je n’osais pas frapper à sa porte. Le matin, j’essayais de savoir comment elle se sentait, j’espérais qu’elle me parle de sa peine, qu’elle exprime sa douleur. Je me disais que cal lui ferait sans doute du bien d’en parler. Mais elle coupait court rapidement. Elle ne voulait pas en parler, je ne pouvais la forcer. Je respectais son silence, mais si je savais très bien au fond que ce n’était pas bon pour elle, il fallait qu’elle en parle, qu’elle dise ce qu’elle avait sur le cœur.

C’est étrange comme les choses prennent du sens quand elles finissent.

Aujourd’hui, elle ne pleure plus. Elle écoute la radio. C’est un vieux poste radio que j’avais remisé après le départ d’Albertine, ma femme, dans cette chambre dont je me servais comme lieu de rangement de tout le fatras d’objets que je ne pouvais pas jeter mais dont je souhaitais pas encombrer le reste de l’appartement. Elle écoute la radio très tard la nuit. Un soir où j’avais du mal à dormir, j’ai plaqué mon oreille contre le mur mitoyen et j’ai écouté l’émission.

C’est un peu comme si on retrouvait l’origine du langage.

C’est un homme qui parle du monde tel qu’il va. Pour lui rien ne tourne rond. Rien ne va. Il faudrait tout changer. Il faudrait se méfier. Il prétend que nous vivons dans un monde corrompu, un monde qui nous espionne et nous contrôle. Au début, elle était fragile, j’ai eu un peu peur qu’elle se mette à écouter ce genre d’émissions, quand je me suis rendu compte qu’elle l’écoutait tous les soirs, je lui ai demandé de m’en parler. Elle m’a rassuré. Elle m’a dit que sa voix la rassurait, elle avait quelque chose de douce qu’il la mettait en confiance. j’avais du mal à comprendre car j’ai écouté moi aussi l’émission et je n’ai pas trouvé très rassurant ce qu’il disait, les propos qu’il tenait sur le monde avait leurs relents complotistes m’ont fait peur.

Il y eut alors un violent tremblement de terre. Le soleil devint sombre tel un cilice. Et la lune devint rouge comme le sang. Les étoiles du ciel tombèrent sur la terre comme un figuier secoué par un vent violent dont les figues, encore vertes, tombent à terre. Et le ciel disparut, comme un parchemin qu’on roule. Les montagnes et les îles s’arrachèrent. Les rois de la terre et les grands de ce monde, les gens forts et les libres se cachèrent dans les cavernes et dans les gorges disant aux montagnes et aux pierres : tombez sur nous et cachez-nous de celui qui siège sur le trône, épargnez-nous la colère de l’agneau.

Je m’inquiétais pour Iris.

Car est arrivé le grand jour de Sa colère. Qui donc pourra survivre ?

Je l’écoute, il a un avis sur tout. Il remet tout en cause. Il invite ses auditeurs à plus de prudence, il espère plus d’implication des citoyens. Il prétend que rien n’arrive par accident, tout ce qui survient répète-t-il, est le résultat d’intentions ou de volontés cachées ; rien n’est tel qu’il parait être ; tout est lié, mais de façon occulte.

Nous entrons dans un nouveau chapitre de cette campagne de terreur dont la perversité ne connaît aucune limite, s’enflamme-t-il. Elle exploite nos peurs les plus profondes, notre désir morbide de voir toutes ces atrocités. Ils savent très bien comment exploiter la situation, c’est leur outil le plus puissant, ils savent qu’en effrayant la population, ils parviendront à semer le trouble et à nous diviser, attiser les tensions entre nous et de nous monter les uns contre les autres, pour arriver à leurs fins. Ils mettent en scène tous les drames de la société pour nous diriger. Le contre-terrorisme est devenu leur seule politique. Ils usent quotidiennement de la tromperie. Leurs armes ce sont les informations dans les médias, à la télé, dans les journaux, à la radio même. Ils masquent la réalité avec tous leurs écrans de fumée.

J’avais du mal à l’écouter, ses propos me semblaient tellement ridicules, exagérés, et même temps creux et vides. Je ne sais pas quel âge il pouvait avoir mais ce qu’il disait m’étaient si étranger. Il utilisait des phrases dépassées et artificielles comme c’était mieux avant. Il prétendait que nous ne devions pas tomber dans les travers du complotisme dont il utilisait pourtant presque malgré lui le vocabulaire éculé, les symboles désuets. Les méchants n’avancent pas masqués, martelait-il à longueur d’émission. Ils s’affichent en couverture des magazines. Sont-ils en train de créer une dictature mondiale ? Existe-t-elle déjà ? Je ne sais pas si c’est important de le savoir. Les riches possèdent déjà la terre entière. Leur seul objectif pour eux est de maintenir un statu quo.

Encore une expérience. Les expériences, les faits... la vérité en dernière instance. Mais les faits n’existent pas, ici surtout. Ici, tout a été inventé par quelqu’un. L’invention d’un imbécile, vous ne le sentez pas ? Ah, savoir à tout prix de qui est cette invention ?

Sa voix partaient parfois dans des diatribes violentes dont il maitrisait mal le lyrisme : « Le jour de la catastrophe, les dirigeants s’enfuiront dans leurs refuges et nous laisseront endurer des épidémies épouvantables, ainsi que des catastrophes naturelles. L’horizon est sombre. Je n’appelle pas l’affrontement de mes vœux, mais je ne reculerai pas si on m’attaque. Il m’arrive d’espérer mourir avant que cela ne se produise. »

L’inexplicable d’une situation. Expliquer à tout prix. Mettre du sens à ce qui n’en a pas encore. Refuser l’incertitude, le doute, remplir les blancs, combler les trous, les creux. Une approximation souvent préférable au vide. Une contrevérité mieux qu’une vérité qui gêne, qui dérange, une vérité instable, imparfaite, incomplète, avec ses incertitudes, ses imperfections. L’information, à force d’être répétée, sous tous les angles, dans tous les journaux, à la télévision, à la radio, sur Internet, rabâchée, finit par devenir abstraite, à perdre sa crédibilité. Un soupçon gagne du terrain, s’installe et s’agrandit. Cette répétition devient suspecte, elle laisse entendre qu’on veut cacher quelque chose à force d’insister. Une manière de cacher quelque chose qu’on ne veut pas montrer, qu’on ne veut pas dire, un secret inavouable, caché derrière un amoncellement de faits. Ce n’est pas possible, c’est invraisemblable.

À certains moment, souvent vers la fin de l’émission, tard dans la nuit, au moment de rendre l’antenne, il devenait plus sincère, il parlait de lui de manière ouverte. C’était sans doute pour ces moments sensibles qu’Iris restait là à supporter le reste de ses propos incohérents et dangereux. Il devenait plus accessibles aussi. Une nuit par exemple je l’avais entendu dire : Pour être franc j’ai été triste toute la journée. J’ai peut-être l’air effronté à l’antenne, sûr de moi, serein, mais pendant toutes mes nuits d’insomnie, il m’arrive de m’asseoir sous le proche de ma maison et de pleurer. Le monde que nous connaissons disparaît chaque jour sous nos yeux, croyez-moi dans dix ans, plus rien ne sera plus pareil, le monde que nous avons connu, dans lequel nous avons grandi, aura bientôt disparu, effacé.

Lorsque j’étais enfant je me posais des questions : Pourquoi suis-je moi, et pourquoi pas toi ? Pourquoi suis-je ici et pourquoi pas là ? Quand commence le temps, et où finit l’espace ? La vie sous le soleil n’est-elle qu’un rêve ? Ce que je vois, entends, sens, n’est-ce pas simplement apparence d’un monde devant le monde ? Le mal existe-t-il vraiment et des gens qui sont vraiment les mauvais ? Comment se fait-il que moi, qui suis moi, avant de devenir, je n’étais pas, et qu’un jour moi, qui suis moi, je ne serai plus ce moi que je suis ?

L’imparfait fabrique une image présente. Tout problème profane un mystère. À son tour le problème est profané par sa solution.

Iris n’écoutait pas vraiment ce que disait l’homme dans son émission. C’est le son de sa voix à la radio, apaisante et monotone, envahissant la nuit sa chambre plongée dans une paisible pénombre, qui la berçait et lui permettait de trouver le sommeil

La plupart des gens semblent partager mon malaise. Je ne suis pas le seul à regretter la qualité de vie que nous avions lorsque j’étais enfant. La nourriture, les vêtements, le cinéma, la musique, tout était meilleur. Les champs étaient plus verts, même les pommes ne sont plus bonnes. Mais il retombait vite dans ses travers : Quand est-ce que tout a dérapé ? Il doit y avoir un responsable. Quelqu’un tire les ficelles et s’en met plein les poches, remonter la piste, aller au cœur des choses et démasquer les comploteurs ; voilà ma vocation. C’est le travail de toute ma vie.

C’est fabuleux de voir toutes ces nouvelles voies de communication s’ouvrir. Nous commençons enfin à nous unir, nous ne restons plus enfermés chez nous seuls et terrifiés. Prouvons au monde que nous pouvons nous rassembler autour d’un objectif commun, jetons les fondations d’une communauté ouverte constituée de citoyens engagés et de gardiens sceptiques. Prenez toutes les personnes isolées derrière leur clavier, désarmés, unissez-les et vous obtenez une force redoutable, capable de déplacer des montagnes.

Nous ne supporterons plus cette situation très longtemps.

Je ne parle pas au nom de Dieu. Je jette des idées, je commente le monde tel que je le vois et cela semble trouver un écho chez certains d’entre vous. Nous sommes plus nombreux à chaque émission.

Comme en rêve, il lui montrait un point hors d’atteinte. Elle l’entendait dire : « Je viens de là. » Elle aurait secrètement voulu le rejoindre à ce moment-là, mais il était déjà trop tard, elle le savait.

L’homme n’a qu’un corps, un seul. L’âme en a sa claque de l’enveloppe opaque avec oreilles et yeux grands comme cent sous. Et la peau couturée de cicatrices, tendue sur les os, elle file par la cornée se jeter dans les ruisseaux célestes, enfourner l’aiguille de glace, sauter dans le char de l’oiseau, et derrière les barreaux de son vivant cachot, elle écoute crépiter forêts et champs, trompeter les sept océans. L’âme sans le corps se sent honteuse, comme le corps sans camisole, ni projets, ni travaux, ni idée, ni parole, sans solution la devinette : Qui retourne dans son coin après avoir dansé sur une piste désertée par les danseurs ? Je rêve alors d’une autre âme, vêtue différemment : Elle flambe, elle saute d’hésitation en espérance, flamme brûlant sans ombre comme l’alcool qui court au ras du sol laissant sur la table pour mémoire une grappe de lilas. Cours, mon enfant, et ne plains pas la malheureuse Eurydice, elle propulse à coups de baguette ton cerceau de laiton par la planète, tant qu’en son écho à chacun de tes pas, ne fût-ce qu’au quart de voix, gaiement et sèchement la Terre continue de bruire à ton oreille.

Le temps est un fleuve qui m’entraîne, mais je suis le temps. C’est un tigre qui me déchire, mais je suis le tigre.

C’est là que l’histoire commence.


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