J’ai découvert le texte de Didier da Silva sur Internet mais sur un autre blog que celui sur lequel il écrit régulièrement Les idées heureuses. Ce blog s’intitule : Album de L’ironie. L’auteur y diffuse une série de diptyques d’images dont le dialogue a retenu toute mon attention. Chaque jour, de nouvelles images et l’impression grandissante, au-delà d’une proximité de thèmes, d’auteurs lus, de musiciens écoutés et appréciés de longue date, de films cultes, qu’un texte fort s’écrivait en filigrane. J’ai compris ensuite que ces images préparaient la sortie d’un livre aux éditions l’Arbre vengeur en février, et Didier da Silva m’a gentiment envoyé un exemplaire de son texte que j’ai lu d’une traite.
Je crois qu’il est impossible de lire ce livre magnifique autrement que d’une traite, sans s’arrêter, d’un souffle, car ce livre est une flèche, celle du temps fonçant droit sur sa cible, et l’on sait bien, on le devine très vite, qu’une fois commencé le livre, on ne pourra plus le lâcher, pour découvrir quelle est cette cible.
Tout commence par une image très forte, une image que l’on découvre au ralenti, qui est, comme nous le rappelle l’auteur « un effet de l’imagination. » Une machine à écrire portable Underwood « tombe comme une pierre dans une lagune du Jackson Park. » À Chicago.
Didier da Silva évoque alors l’histoire du terrible fait divers de l’enlèvement de Robert Franks, dit Bobby, un enfant de quinze ans enlevé contre une rançon et tué sauvagement.
Nathan Leopold et Richard Loeb ont passé plusieurs mois à préparer leur crime, cherchant un moyen fiable pour réclamer une rançon sans risque. Ils enlèvent le 21 mai 1924 le jeune Bobby Franks, un voisin de Loeb et l’assassinent froidement. Ils versent de l’acide chlorhydrique sur le corps pour en rendre l’identification plus difficile, et vont ensuite tranquillement manger un hot dog. Après leur repas, ils cachent le corps du jeune garçon. Ils rentrent chez eux et appellent la mère de la victime pour lui dire que son fils a été kidnappé, puis envoient la demande de rançon. Ils passent la soirée à jouer aux cartes. Mais avant que la famille n’ait le temps de payer la rançon, le corps est découvert ; dès qu’ils l’apprennent ils détruisent la machine à écrire qui a servi à la demande de rançon. Cependant, une paire de lunettes trouvée à proximité du lieu du crime va permettre de les retrouver.
Les deux hommes choisissent comme ligne de défense, lors de leur procès, défendu par leur avocat Clarence Darrow, qui leur évite la peine de mort contre un siècle d’enfermement l’un et l’autre, le projet de commettre un crime parfait. « Cette histoire de surhomme nietzschéen leur était montée à la tête en même temps que la notion de crime parfait popularisée, quant à elle, par les cyniques élucubration d’un opiomane anglais, Thomas de Quincey. »
Cette notion de « crime littéraire et philosophique » fait tout de suite image, et quelques pages plus loin, après avoir évoqué l’enquête et le procès, Didier da Silva enchaîne, sans marquer un saut de ligne, encore moins de page, sur cette image qui est apparue dans notre cerveau cinéphile. La scène du film The Ropes (La corde), d’Alfred Hitchcock.
« Quinze ans avant de filmer des oiseaux dans une petite cité côtière de la Californie (The Birds, 1963), le cinéaste Alfred Hitchcock devrait s’inspirer de ces deux personnages ou plutôt de la pièce de théâtre à succès - six mois à guichets fermés - qu’ils avaient inspirée en 1929, pour son son premier film en couleurs. »
Ensuite, tout s’enchaîne de manière affolante, coïncidences et correspondances entre les faits, leur chronologie aux rapprochements aléatoires, et les nombreux personnages de ce livre (qu’ils soient réels ou sortis de la fiction) qui se croisent parfois au seul prétexte d’avoir été vécu en même temps, ou presque.
Ici, les six degrés de séparation, cette théorie établie par le Hongrois Frigyes Karinthy en 1929 évoquant la possibilité que toute personne sur le globe puisse être reliée à n’importe quelle autre, au travers d’une chaîne de relations individuelles comprenant au plus cinq autres maillons, sont devenus obsolètes, déjà avec Facebook ils étaient réduits à quatre, dans ce livre un seul suffit amplement à réunir...
Thomas de Quincey, Alfred Hitchcock, Farley Granger, Nicholas Rey, Charles Aznavour, Edith Piaf, Stan Laurel, Olivier Hardy, Erik Satie, Orson Welles, Richard Fleischer, John Cage, Henry Fonda, Philippe K. Dick, Peter Kürten, Fritz Lang, Al Capone, Champollion, Stendhal, Jeff Buckley, Shelley, William Lassell, Marcel Schwob, Léon Bloy, Roal Amundsen, George Méliès, David Wark Griffith, Jorge Luis Borges, Maurice Maeterlinck, Bernard Hermann, Jacques Tati, Claude Chabrol, Flaubert, Eddie Foy, Johannes Hevelius, Eizo Yamamoto, Constant, George Sand, Baudelaire, Villiers de l’Isle-Adam, Walter Raleigh, Malcolm Lowry, Henry Howard Holmes, Walt Disney, Fredrik Law Olmsted, Francis Poulenc, Claude Debussy, Julio Cortázar, Sylvia Plath, Robert Crumb, Edouard Molinaro, Paul Guimard, Wim Wenders, Morton Feldman, Carol Dunlop, Robert Louis Stevenson...
Constellation de fictions qui se cristallisent autour de dates ou de personnalités qui n’ont souvent rien à voir ensemble, si ce n’est un lien plus ou moins direct, souvent arbitraire, inexpliqué, sur le lointain modèle du jeu d’esprit Marabout - bout de ficelle qui, à partir d’une expression initiale, consiste à construire une suite d’expressions aux correspondances phonétiques.
Farley Granger est né le 1er juillet 1925 à San Jose le jour même où le compositeur Erik Satie mourait dans son sommeil.
« Fonctionnant sur le principe des concomitances (chronologiques, géographiques, nominales, métaphoriques, etc.), comme l’écrit Claro sur son blog, L’ironie du sort profite du réseau des hasards et coïncidences pour raconter le fatras sanglant du monde, et plus particulièrement du réel pris entre ses deux pôles extrêmes, la mort et la création : nous sont ainsi narrés divers destins, d’assassins ou de créateurs. »
L’Ironie du sort est le titre d’un autre livre, qu’évoque du reste à la fin de son livre Didier da Silva, celui de Paul Guimard, roman du libre arbitre et de l’âme humaine au travers des choix et de leurs conséquences, que l’auteur analyse sous deux angles différents démontrant qu’un simple geste peut modifier la vie de personnes que l’on ne connaît pas forcément, dans un sens inattendu. Car au final, rien n’est écrit...
Une machine à écrire (d’une Underwood à la Lettera 22 d’Olivetti), un lieu (de Chicago dans le Michigan au village de Berre L’Étang), un fait divers (le meurtre d’un enfant aux États-Unis), un souvenir d’enfance « oublieux de soi dans le miroir du monde » celui d’une lecture inoubliable, qui résume bien ce livre sans pareil : L’île au Trésor.
Car au final, tout s’écrit, tout s’éclaire, et la flèche du temps finit par atteindre son but, son objectif... en plein cœur. Le cœur du lecteur.