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Sable et solde | 37

Le seuil suppose le franchissement libre, contrairement à la frontière.

Un grand vide. Un vide immense. Un effacement brutal nous laissant interdit, sans voix avec une envie de pleurer qui nous prend sans crier gare. Et tout ce que l’on fait, que l’on voit nous semble insipide, inutile. Vide impossible à remplir, à combler. Une page blanche sur laquelle il est tout d’abord impossible d’écrire. Car le blanc de la page n’est pas encore fixé, figé, comme une peinture instable qui met trop de temps à sécher, le texte en-dessous, babil labile, n’est plus visible au premier coup d’œil, mais il est bien là, sous-jacent, souterrain, une couche en-dessous. Écrire tout de suite, précipitamment, serait l’assurance de le voir apparaître à nouveau, fragments en désordre, et de l’effacer dans le même temps, de s’exposer au risque d’un inévitable chaos. Ces mots qui se battent dans nos têtes, comme le sang presse nos tempes, s’entremêlent, s’entrechoquent. Comment formuler ce qui se passe en nous ? exprimer cette tristesse sourde qui nous submerge et trouver un sens à cette infinie douleur ?

Il faudrait boire cul-sec, chanter à tue-tête, et rire à gorge déployée.

Chacun prend la parole à tour de rôle, vient témoigner, et passés ceux que l’on connaît, auquel on s’attend, viennent ceux qui veulent dire un mot, compléter le portrait du disparu, apporter leur pierre à l’édifice, le faire durer encore un peu dans nos mémoires, comme se prolonge cet instant dans cette chapelle bondée, pleine à craquer. Les mots emplissent l’espace et ne nous quittent plus, ils nous envahissent, nous emplissent et ravivent en nous son souvenir pourtant si présent, que l’on voudrait encore présent, toujours à nos côtés.

Et toujours... Dans le texte que j’ai lu jeudi devant l’assemblée attristée, tétanisée de froid et d’émotion, c’est à ce moment là, au déclic de ces mots-là qui se sont étranglés dans ma gorge, comme du papier froissé, que ma voix s’est mise à trembloter, des sanglots dans sa voix. Impossible d’aller plus loin. Et toujours, et toujours... Continuer quand même. Aller jusqu’au bout. Et lire les derniers mots de son texte : une belle nuit en perspective.

Les mots s’accumulent, puis la musique reprend. C’est l’heure de se séparer. Nous retournons au froid de nos existences, l’air glacial à l’extérieur, dans les allées aux pavés disjoints du cimetière, nos mots gelés se transforment en piètres phylactères qui planent muets au-dessus de nous, hésitants dans le silence et le froid.

Se souvenir d’un être de parole. Dans tous les sens du terme.

La lumière artificielle des vitraux nous transportait en d’autres lieux plus chaleureux. Et le souvenir de cette photographie m’est revenu en mémoire. Cette ombre de fin de journée, s’effaçant dans le feu mordoré de son coucher de soleil.

Je suis rentré chez moi, épuisé comme si j’avais fait une longue marche, ne tenant plus debout, je me suis allongé sur mon lit et me suis endormi en chien de fusil. J’imaginais au loin dans mon sommeil les chants de ses proches dans les sous-sols du Colombarium du Père-Lachaise, chantant Bella Ciao en chœur, les yeux fermés (le souvenir encore vif de ce chant joyeux à leur mariage), après avoir bu un dernier verre de vin dans la crypte en mémoire de Pierre.

Photographie Planche-contact du jeudi 29 novembre 2012, à 17h., Maison Familiale Rurale, 3 rue de Saint-Branchs, Neuvy-le-Roi, Indre-et-Loire.

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