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Sable et solde | 10

Rien de plus étrange que l’absence d’étrangeté.

Tous les jours la répétition d’un même trajet en voiture, les paysages défilent sous nos yeux malgré les différents itinéraires que mon accompagnatrice me propose : les rives du gave de Pau, la Zone Industrielle de Pau/Billère, Monsieur Monde la magnifique sculpture végétale d’Hervé Di Rosa posée sur le rond point à l’entrée de Mourenx près d’Artix, l’impressionnant site gazier de Lacq. Passage par la Route Nationale 117, ou par la Rocade de Pau ou le chemin plus bucolique, à travers la campagne béarnaise. Le matin pas très bien réveillé. La soirée c’est du temps pour soi, pas de repos, juste ce moment où, à peine rentré, de se placer devant l’écran et consulter un peu mécaniquement les courriers reçus auxquels répondre et ceux dont on repousse l’échéance. Remettre à plus tard, trouver le temps, ce que l’on espère.

Les informations qu’on lit d’habitude sur l’ordinateur le matin ou dans la journée, là c’est impossible, tout entièrement voué à mener l’atelier, ou à vivre avec l’équipe enseignante (partage des repas à la cantine, échange dans la salle des professeurs, chambre d’écho de ce qui passe à l’école).

Parfois, même si tout a été prévu heure par heure (la structure de la séance, répartition des activités des ateliers du matin et des ateliers de l’après-midi, suite des logiciels à utiliser) on se trouve confronté à la rapidité avec laquelle les élèves s’exécutent et les appréhendent, toujours plus vite que l’on souhaiterait, se demander d’ailleurs si tout l’intérêt de l’atelier n’est pas plutôt dans l’apprentissage de la lenteur, prendre son temps, accepter de se perdre, de s’égarer, d’expérimenter en dehors des sentiers battus, plutôt que faire la course avec les autres, essayer de terminer le premier, être le meilleur. Le chemin est plus important que la destination. Ce que l’école devrait nous apprendre.

La lassitude des élèves est souvent révélatrice, elle pointe son nez à tout moment si l’on n’est pas vigilant, leur attention peut varier subitement et baisser comme un soufflé, lorsqu’ils rencontrent parfois des problèmes techniques, qu’il est bientôt l’heure de manger ou qu’après sept heures de travail la fatigue s’installe, il faut trouver en urgence une solution, une position de replis pour mieux relancer la machine. Mais il ne faut pas non plus tomber dans le piège de vouloir les occuper coûte que coûte, plutôt tenter d’attirer sans arrêt leur curiosité, développer leur créativité, les faire participer.

C’est une débauche d’énergie qui vide, mais heureusement je n’étais pas seul et je savais que je pouvais me reposer à certains moments sur cette aide précieuse, présence discrète mais vigilante et régulière des professeurs, écoute bienveillante et dynamisme enjouée de la documentaliste, créativité et engagement sans faille de mon accompagnatrice, médiatrice à l’association accès(s) à l’origine de ma venue dans ce collège du Béarn : Chloé Pineau.

Le voyage du retour est toujours une alternance d’échanges enthousiastes sur nos impressions immédiates à la suite de l’atelier, retours d’expériences et perceptions variées sur la journée passée avec son regard propre, son angle d’attaque : comment l’atelier est perçu par les élèves, comment ils s’y impliquent chacun à son rythme, avec son vécu, comment nous les percevons dans cette activité, individuellement et de manière collective, chacun jouant un rôle dont l’influence varie selon les heures et l’avancement du projet, et de très longs moments de silence. Le paysage de la vallée défile derrière l’écran des vitres de la voiture.

Chloé montait par moments le volume de la radio, à l’heure des informations notamment, ou lorsque la musique diffusée lui plaisait. Cela ne me gênait pas, bien au contraire, je savais que ce n’était pas pour combler le silence, ce qui peut toujours être troublant et mettre mal à l’aise. Pas d’ambiguïté ou de trouble, nous avancions sereins. De concert.

Dans une émission que je ne connais pas, sur France Inter (j’écoute finalement assez peu la radio, surtout dans la journée), je crois reconnaître François Busnel qui s’entretient avec un acteur dont la voix me paraît être celle de Laurent Laffitte qui évoque son parcours d’acteur, l’animateur annonce une pause musicale et présente sommairement la vie de Jimmy Scott.

Jimmy Scott est un chanteur de jazz né à Cleveland. En 1938, sa mère meurt dans un accident de la circulation, tuée par un chauffard ivre, son père l’abandonne avec ses frères et sœurs. Peu de temps après, il est atteint du syndrome de Kallmann qui se caractérise par l’arrêt de la croissance, de la puberté et par la conservation de sa voix d’enfant.

Nous traversons à cet instant une série de ronds-points, le bruit de la circulation s’intensifie sensiblement et m’oblige à tendre l’oreille.

À vingt ans, le jeune homme part pour New York où il entame une carrière de chanteur professionnel et, avec le temps, intègre l’orchestre de Lionel Hampton, en 1948, au côté de Quincy Jones, avec qui il enregistre un disque. La chanson Everybody’s somebody’s fool devient très vite un succès. Sa voix, comparable à celle d’une femme, comme celle de Billie Holiday, attire le public. Mais il voit sa carrière bloquée à cause de sa maison de disque Savoy Records avec laquelle il avait enregistré deux albums dont un avec Ray Charles, puis il sombre dans l’oubli.

L’impression d’entendre une femme chanter. C’est une vieille mélodie, un standart de jazz que je reconnais aisément. Voix fluette, vibrante, émouvante.

Il retourne vivre à Cleveland, travaille comme aide-soignant dans un hôpital, puis comme bagagiste dans un hôtel. Il lui faudra attendre trente ans, pour que Sire Records lui demande de chanter Someone to Watch Over Me pour les funérailles de Doc Pomus, grand compositeur de blues américain. C’était le dernier souhait du défunt. Au cours des funérailles, Little Jimmy Scott est remarqué par Seymour Stein, le producteur de Madonna, qui lui offre une nouvelle chance. Warner Bros lui fait signer un contrat pour cinq albums.

Dans le brouhaha assourdissant de l’extérieur, la pluie battante sur les vitres du véhicule et le bruit des pneus roulant sur l’asphalte humide, cette voix est si particulière, d’un autre âge, elle envahit l’habitacle et m’envoûte.

Photographie Planche-contact du mercredi 18 avril 2012, 17h30, Geary Boulevard, San Francisco, Californie.


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