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Contacts successifs #23

Si je fréquente beaucoup les églises lors de mes voyages, je n’y entre que très rarement pour une cérémonie (baptême, mariage ou enterrement), et je crois pouvoir dire que c’était la première fois que je me rendais à un concert dans une église. Un concert d’orgue à l’église Saint-Jean Bosco, rue Alexandre Dumas à Paris dans le 20e arrondissement. L’implantation de l’église dans l’étroite rue Alexandre-Dumas rend celle-ci peut visible quand on débute la montée malgré son clocher centré de 52 mètres de haut, mais celui-ci est emboîté par les volumes pyramidant qui élancent et finissent par imposer l’édifice à notre vue. Les différences de plans de la façade blanche et la résille d’un motif décliné de claustras rythment l’ensemble par des jeux d’ombre et de transparence. L’intérieur de l’église frappe par son abondant décor et par la très harmonieuse répartition des effets lumineux. L’importance de la surface vitrée offre un large éventail de types de verrières : à motif géométrique, à figures isolées, historiées. Je suis venu assister à ce concert, suite à un message envoyé par Werner Lamm, sur Instagram. Werner Lamm est organiste titulaire de l’église luthérienne Saint-Simon de Hambourg. Il publie régulièrement d’excellentes photographies sur Instagram et c’est par l’intermédiaire du compte de la bibliothèque François Villon que je suis entré en contact avec lui. Dans l’ensemble des œuvres qu’il a jouées dimanche (Bach, Lully, Debussy, Franck), ce sont celles moins connues des frères Vierne, René et Louis, dont j’ai découvert l’existence à cette occasion, qui m’ont le plus bouleversées : Absoute de René Vierne et L’arabesque de Louis Vierne.

« Douceur de n’avoir rien à dire, droit de n’avoir rien à dire, puisque c’est la condition pour que se forme quelque chose de rare qui mériterait d’être dit », disait Gilles Deleuze. Parler d’une seule voix. Juste avant que la vague casse, dans le vide bref, renouvelé, sonore, j’aime à penser que j’écris là. La matière même du monde, qu’on respire et qui pousse. C’est affaire de puissance du regard, de nécessité dans le présent.

Les photomatons. C’est un projet de documentaire conçu par le réalisateur Joel Addams après avoir réalisé que deux Américains, Andrew Goddard et James Bennett, avait rassemblé des centaines de photos abandonnés de cabine de photo de Paris dans les milieu des années 1990. Leur idée est de retrouver les personnes sur les photographies abandonnées. Quelques-unes l’ont déjà été. Selon eux, c’est en les partageant qu’ils pourront en trouver d’autres et leur rendre ces photos perdues, en utilisant les réseaux sociaux et les médias traditionnels. Personnellement je pense que leur entreprise est vouée à l’échec. En 1998, j’ai découvert les premiers photomatons abandonnés dans les cabines parisiennes. Avec des amis complices, je me suis lancé dans la récolte et la collection de ces photomatons. Parallèlement à cette collection qui n’a rien d’inédit, Caroline et moi nous avons depuis lors réalisé chaque année, une photo de nous avec nos filles, elle avec l’aînée, le jour de mon anniversaire et moi avec sa sœur, le jour de son anniversaire. En découvrant ce projet de documentaire, l’envie de mettre un terme cette année à ce projet que nous menons depuis vingt ans désormais.

Photographie d’Alice Diaz

La série photographique commencée par ma fille Alice en ce début d’année, s’inscrit dans un projet annuel de 365 photos (une photo par jour). Elle a choisi de se concentrer sur le thème de l’autoportrait. En se photographiant ainsi elle élabore une image qui s’accorde à son désir. Un double, une fiction, une fantaisie. Une projection qui participe à l’émergence et à la construction de son identité artistique. Distanciation et intimité. « Mais il est inutile, à présent, se dit la pauvre Alice, de faire semblant d’être deux ! Alors qu’il reste à peine assez de moi-même pour faire une seule personne digne de ce nom ! »

 [1]

Elle sort d’un pub, elle y est allée seule, a voulu boire, s’oublier, briser son corps. Casser, crever. Elle en est sortie, les jambes anesthésiées par les whiskys, ceux-là même qu’elle s’est enfilés shot après shot. le ventre ardent. Dans un square, un banc des jeux pour enfants, un baobab, un toboggan, un agneau allant et venant, un tourniquet, des balançoires, des poupées décolorées dans un bac en bois d’ébène, des corbeaux, une nuée, noirs devant son banc, là où elle s’est assise, hésitante, la bouche pâteuse, ces oiseaux qu’elle affectionne vraiment, picorent des cailloux ronds ou plutôt des billes laissées là par des enfants. Elle observe leur manège, un oiseau becque une bille sur son flan, qui roule alors vers une autre, qui la renvoie à son tour vers un volatile plus loin, c’est vraisemblablement un jeu, un billard laissé là en plein air.

Et ces oiseaux sont si parfaitement noirs qu’il est fastidieux de discerner leurs contours dans cette atmosphère obscure où la nuit vole aux corps leurs bords et finitudes. Ombres sur ombres. Tout juste est-il possible de cueillir un bruit, un roulis sur le sol, une claque sur une bille, un éclat d’aile. A leurs iris jaunes perçant les ténèbres — Aînée suit les mouvements des oiseaux. Une bonne vingtaine noirs et chauds, sautillant du haut de leurs maigres pattes, les ailes refermées, leur bec tapant comme une queue de billard les billes de pierre, les billes d’enfants laissées à ses pieds de faible sœur, ivre et bête dans sa nuit ahurie. Un tapis noir. Même avec la conscience défoncée et pervertie par l’alcool, les lèvres gonflées et l’envie de rire de tout, elle n’aurait jamais osé marcher sur ce tapis vivant, ce tapis picotant pierres et billes. Elle laisse faire ce manège nuptial.

 [2]

Après Essai sur la fatigue, Essai sur la journée réussie, Essai sur le juke-box et Essai sur le lieu tranquille, Peter Handke vient de publier Essai sur le fou de champignons sous-titré *Une histoire en soi*. Le texte mélange, comme les précédents ouvrages, l’autobiographie et l’essai mais cette fois, il est peut-être davantage autobiographique. Le texte n’aborde pas la mycologie, l’ami dont Handke nous dresse le portrait méprise les experts pontifiants, mais plutôt l’histoire d’une vie observée, accompagnée par Peter Handke, écrivain-témoin. « Le poétique : le presque rien qui enserre le monde », écrivait Peter Handke dans son journal de travail, Hier en chemin (Verdier, 2012). Ces choses infimes du quotidien, souvent dérisoires et banales en apparence, l’écrivain autrichien a décidé de s’y intéresser intimement. Il raconte à la première personne le tourbillon dans lequel un ami d’enfance né dans le même village que lui est entraîné par son obsession des champignons. Au début, « son intérêt et même ensuite sa passion pour le monde des champignons élargirent son champ de vision au lieu de le rétrécir ». Puis sa chute le sépare des autres et il perd tout. Peter Handke a toujours gardé une place au sein de son œuvre pour explorer thématiquement – avec une sidérante concision poétique – ces choses dites simples.

« À bien y regarder, il se sentait même moins enrichi par ses trouvailles que les phénomènes secondaires : par exemple le fait de savoir faire la distinction, au cours des étés, entre le bruissement des chênes, parfois presque un grondement, celui des hêtres, plutôt un tumulte, et celui des bouleaux qui, même par grand vent, était plus un froissement qu’une rumeur. C’était une expérience d’apprendre comment les feuilles tombaient toutes différemment en automne selon les arbres : les feuilles bien découpées des érables commençaient par une chute en piqué avant de se poser doucement en vol plané ; les feuilles des châtaigniers, les plus grandes mais aussi les plus fines, en forme de bateau, mettaient le plus longtemps à tomber sur le sol - ne voulant pas tomber, alors qu’elles étaient depuis longtemps libres dans l’air, ne cessant de reprendre de la hauteur au moment même où elles allaient toucher le sol, montant encore une fois en dansant et en se balançant ; les feuilles des acacias, en forme d’éventail, se détachaient presque toutes en même temps des branches et des ramures pour tomber en un instant sur le sol, dans un même mouvement, suivies par quelques folioles qui, au lieu de tomber ensemble, voletaient éparses de-ci de-là ; les feuilles des - mais allez voir vous-même ! »

 [3]

Ce qui fut l’évidence n’est plus que l’énigme de sa révélation. Les fleurs roses chiffonnées sur les branches nues des arbres sont à découvert, rien ne les protège du froid. Dans un instant je n’y penserai plus.

[1Alice au pays des merveilles, Lewis Carroll

[2Chaos, Mathieu Brosseau, Quidam, 2017

[3Essai sur le fou de champignons, Peter Handke, Gallimard, 2017


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