Chaque mois, un film regroupant l’ensemble des images prises au fil des jours, le mois précédent, et le texte qui s’écrit en creux.
« Une sorte de palimpseste, dans lequel doivent transparaître les traces - ténues mais non déchiffrables - de l’écriture “préalable” ».
Jorge Luis Borges, Fictions
Il y a cette scène qui m’obsède. Je ne sais pas pourquoi je me suis penché sur la rue en contrebas ce jour-là. Un rayon de soleil, un bruit dans la rue, une sirène d’ambulance ou de pompiers. Je ne sais jamais les différencier. Si ça se trouve c’était la police. Je me suis levé et j’ai regardé la rue, trois étages en-dessous. Sur le meuble de dépôt de vêtements j’ai remarquée plusieurs barquettes de viandes abonnées là par un passant, ainsi qu’une banane et des yaourts. Un corbeau picorait le plastique des barquettes à grands coups de becs. J’avais l’impression d’entendre le bruit à travers la vitre. Un couple noir d’une trentaine d’années a traversé le boulevard. Le corbeau s’est envolé à leur passage. La femme a remarqué les barquettes qu’elle a attrapée. Elle s’ est mise à les examiner de plus près, cherchant j’imagine la date de péremption. Son mari est revenu sur ses pas et l’a aidé dans sa démarche. Il a fait oui de la tête. Leur repas du soir était tout trouvé.
Les températures baissent ces derniers jours, elles annoncent avec la pluie, l’arrivée de l’automne. J’ai eu froid ce matin en sortant dans la rue. Je pense à me couvrir. Dans l’armoire, je remarque ma longue veste noir Carhartt que j’ai porté il y a deux ans lors de notre séjour au Japon. J’image les rues de Tokyo, elles me reviennent en mémoire, il faisait si chaud, je portais la veste ouverte. Devant la penderie je me souviens de la chaleur du vêtement et de son odeur si particulière. Les grandes poches dans lesquelles je glissais mon appareil photo, ma caméra. Une pointe de mélancolie. Choses qui font battre le cœur.
L’autre jour dans la rue j’attends que le feu passe au vert. Je trépigne d’impatience. Quelqu’un arrive à ma hauteur. Je le regarde discrètement, de biais. Il me ressemble étrangement. J’hésite à me retourner à nouveau de peur qu’il remarque mon attitude suspecte à son égard. Les voitures s’arrêtent enfin au feu rouge. L’homme à mes côtés traverse et me dépasse. Je reste immobile, interdit. C’est moi. Le type devant moi, c’est moi. L’impression de me dédoubler. Il ne me regarde pas. Pas un regard. Je me sens soudain invisible.
Par chance il arrive parfois qu’à force de se promener dans des lieux que pourtant on a déjà arpenté des dizaines de fois, on remarque une entrée qu’on n’avait jamais vue, et on ose s’y introduire. Ce qu’on hésitait à faire jusque là. Ce sont des escalators qui attirent le regard, rappelant l’entrée d’un supermarché qui n’en est pas un. On pénètre à l’intérieur et l’on découvre une immense résidence avec un jardin privatif au milieu. Le calme de ces lieux, isolés, protégés du bruit extérieur, de la circulation, des commerces. La ville garde précieusement ses plus beaux secrets dans ses recoins discrets. En réserve. Aucun touriste ne viendra jamais à cet endroit et c’est pourtant là que la ville s’offre à nous.
Avec l’appareil photo reflex que j’utilise moins souvent, il faut placer son œil dans le viseur pour prendre une photo. Je suis en train de cadrer la bibliothèque François Villon d’un point de vue inédit, du côté du siège du Parti Communiste sur le boulevard de la Villette. Je suis concentré, je ne vois plus rien d’autre. Lorsque j’éloigne l’appareil de mon visage, c’est le visage d’un homme à quelques centimètres de moi qui emplit mon champ de vision. Il veut que je le photographie. Il est passablement drogué, une canette de bière dans la main gauche qu’il balance comme un trophée. Ses propos incompréhensibles. Il fait de grands gestes pour essayer de m’expliquer ce qu’il attend de moi. Ses pupilles dilatées laissent penser qu’il a consommé du crack. Son agitation et son irritation aussi. Je le prends en photo dans plusieurs poses. Il s’énerve. Rien ne lui convient. J’en prends une dernière sur laquelle il fait un doigt d’honneur. Je ne me sens pas visé. Surprenant de prendre une photo, celle de la bibliothèque et d’en obtenir une autre, radicalement différente, imprévisible, celle d’un homme à la dérive. Celle d’un dialogue impossible.
« Pendant les performances, déclare Anne Imhof à l’occasion de son exposition Natures mortes et des performances menées avec Eliza Douglas, les différentes salles du [Palais de Tokyo] deviennent une sorte d’hétérotopie, un espace d’art qui se mêle à un espace de rêve, où tout se transforme en décor et en mise en scène. »