Chaque mois, un film regroupant l’ensemble des images prises au fil des jours, le mois précédent, et le texte qui s’écrit en creux.
« Une sorte de palimpseste, dans lequel doivent transparaître les traces - ténues mais non déchiffrables - de l’écriture “préalable” ».
Jorge Luis Borges, Fictions
C’est un point de repère. Une balise. Un point de départ. Là où tout commence. Là où tout finit. Difficile d’arriver là sans aller y faire un tour pour voir comme pour se rassurer. Se retrouver. Prendre position comme on prend date. Trouver sa place. Rejoindre son élément. Un paysage qui rassure même s’il n’est pas sans danger. Qui fait rêver. Qui ouvre des portes intérieures. Une invitation au voyage. Au regard. À la rêverie. À perte de vue. Ses lumières, ses reflets, et le son du ressac. Ici les galets transforment l’expérience acoustique de la mer en langue originale. Une aspiration. Une respiration. Un appel du large. Le début d’une histoire. Un amour sans cesse recommençant. Les lumières de cette fin de journée sur la mer d’un bleu sombre aux nuances grisées, découpent les silhouettes des passants, des palmiers dans l’air frais de la nuit qui s’approche lentement à pas feutrés. Les sons se mêlent aux saveurs salines. Les voix chantent toute à la joie des retrouvailles. Aller voir la mer c’est un sentiment étrange et merveilleux, irrésistible d’une certaine manière.
En déambulant avec Caroline dans les allées qui entourent la Villa Arson, aux côtés de Nina qui nous présente son école, nous fait passer dans les différents ateliers, visiter les salles où sont exposés les travaux très variés des étudiants diplômés cette année, nous guider vers les terrasses qui offrent une vue incroyable sur Nice et sa baie, difficile de ne pas repenser à mes années à la fac de Cinéma. Le même sentiment d’y être, sans m’y retrouver. Dans un lieu que j’ai toujours rêvé de fréquenter, dans lequel je suis enfin accepté, mais où je ne parviens pas vraiment à me sentir à ma place. Une question de légitimité. De personnalité. Qui me questionne, non pas sur la valeur de ce que je peux produire, mais sur la manière de le partager. Comment articuler cette individualité avec les autres, faire face au collectif, à la société dans laquelle je vis, ses règles et ses exigences que je ne comprends pas toujours. Je me demande parfois si ce que traverse Nina en ce moment n’est pas un peu similaire. Il faudrait que nous arrivions à en parler tous les deux.
Le sentier côtier qui permet de faire un tour complet de la presqu’île de Saint-Jean-Cap-Ferrat, était fermé ce jour-là, gardé par des policiers. Les vagues étaient assez hautes, le vent soufflait fort, mais comme s’en agaçait une femme originaire du Côtentin avec qui nous avons discuté, rien de bien méchant par rapport à ce qu’on connaît dans la Manche. Les hauts murs et portails fermés qui protègent les impressionnantes propriétés, ne laissent apercevoir que le sommet de leurs toits et les arbres qui les abritent. À peine quelques trouées lumineuses à travers les grilles des cloisons, pour entrapercevoir dans cette fente, le calme du lieu, le panorama à flanc de rochers, en surplomb de la mer et l’immensité qui se dessine ou se devine à l’horizon.
Les jours de départ sont toujours imparfaits. On repousse l’heure du train pour profiter au maximum de la ville, mais en trainant dans des lieux déjà arpentés les jours précédents, le vieux Nice comme la Promenade des anglais, cette impression de doubler le regard qu’on a porté sur ces endroits, et de chercher ainsi à saturer jusqu’à l’excès, les paysages et les sensations du lieu qui y sont liés pour mieux les intérioriser et les mémoriser.
Difficile de discerner d’où viennent les images qui envahissent peu à peu nos rêves. L’influence des images qu’on affronte au quotidien, dans les couloirs du métro ou sur les façades des immeubles en travaux recouverts de bâches publicitaires. Sur Internet, à la télévision, dans les journaux, les livres. Dans nos moments de pause et de repos aussi, nos lectures, nos pensées, nos souvenirs qui s’imposent à elles, mêlant des images du passé qui se transforment en se mêlant à celles du présent en un futur incertain. Le futur n’existe pas, nous le savons, c’est le temps de ce qui va avoir lieu qui survient déjà, ce temps instable, à l’approche et surgissant. Je suis fasciné par la fumée, les nuages, tout ce qui vaporeux, s’élance en suspens dans l’air avec sa nuée d’incertitude, son à-peu près qui rend l’image instable. Le grain de l’image a disparu dans les photographies numériques au profit des pixels. Tout est devenu binaire. Difficile aujourd’hui de circonscrire la forme, l’idée du bruit. Identifier sans cesse les sources qui sont à l’origine de la représentation du monde à laquelle nous avons à faire. Pour retrouver le silence.
Ces moments dérobés à notre quotidien, aux routines, aux habitudes. Au temps de travail. Se réjouir en secret d’une formation en interne à l’autre bout de Paris, à la bibliothèque Benoite Groult située derrière la gare Montparnasse, pour se rendre au cimetière en sortant. Je traverse l’endroit désert en diagonale, arpentant ses allées boueuses recouvertes d’herbe et de feuilles humides. La lumière est sinistre. Le ciel gris, très bas. Pesant. Lorsque soudain, à mi-chemin, les rayons du soleil se glissent à travers les nuages. Tout se transforme autour de moi en s’illuminant. Les lumières d’hiver sont plus rares mais leurs apparitions sont des éclats étincelants dans la grisaille sourde de la saison qui nimbent tout le paysage d’une poudre dorée que le moindre souffle de vent peut effacer. Il faut être là. Présent. Dans l’attente des ces précieuses apparitions. À l’affut.