Chaque mois, un film regroupant l’ensemble des images prises au fil des jours, le mois précédent, et le texte qui s’écrit en creux.
« Une sorte de palimpseste, dans lequel doivent transparaître les traces - ténues mais non déchiffrables - de l’écriture “préalable” ».
Jorge Luis Borges, Fictions
Dans le cadre de mon travail professionnel comme dans ma pratique personnelle de création, je suis amené en ce moment à travailler à l’aide d’outils d’intelligence artificielle. Je me suis rendu à Jussieu, au SCAI, (Sorbonne Center for Artificial Intelligence) pour y rencontrer le directeur-adjoint du centre, Xavier Fresquet afin de préparer Numok, le festival numérique des bibliothèques de Paris. Comme j’ai pu utiliser par le passé Twitter, Facebook, Google Street View ou la géolocalisation pour écrire et faire écrire, créer de manière inédite, avec de nouveaux outils, je souhaite utiliser aujourd’hui l’intelligence artificielle pour créer des récits associant image et texte dans un dialogue entre la machine et moi. À l’issue de la rencontre je me suis promené dans les immenses espaces du Campus. Sentiment de liberté. D’une ville dans la ville.
La chaleur est intenable ce jour là au Jardin des Plantes. Aucun endroit pour s’abriter dans les allées, les contre-allées, sous les alignements d’arbres. L’ombre n’apporte aucune fraîcheur. Le vent assèche tout sur son passage, les bourrasques imprévisibles soulèvent par vagues successives d’impressionnants nuages de poussière qui piquent les yeux. On a beau se détourner, tout aveugle alentour. Lumière et poussière. Mais cet endroit reste un refuge. Un lieu protecteur même dans ces conditions difficiles.
Il y a des jours, je me demande pourquoi je filme aussi régulièrement la nature, les arbres, les fleurs. Pourquoi j’aime me promener dans les parcs, fréquenter les jardins partagés sans venir y jardiner. Ce qui attire mon attention dans les jeux d’ombre et de lumière sur le sol, sur les écorces des arbres. J’écoute le bruit du vent chahuter les feuilles, les oiseaux qui piaillent à l’ombre des bosquets. Mes pas sur les feuilles sèches, les branches mortes qui craquent sous mes pieds. L’odeur de l’herbe fraîchement coupée, de l’humus des sous-bois. Le parfum des fleurs.
Je me demande si ce n’est pas une manière de fuir Paris sans en partir. Un rejet de la ville, de ses dérives, de ses excès. Cacher, c’est laisser des traces. Mes images ressemblent à cela. Des indices disséminés au creux des scènes tournées, au fil des images de ce qui m’attire. Ce que je trouve beau, que j’aime traverser, que je regarde avec plaisir. J’écris en les regardant. Je comprends des choses intimes que je n’aurais pas cru possible. Je les saisis en filmant. Je les comprends par l’image. Dans ce temps de l’écriture qui passe par l’image pour se réaliser dans le texte qu’elle révèle.
Cimetière Montparnasse avec Alice. Chacun a listé en amont les tombes auxquelles il souhaite rendre hommage. Je dis Cortázar, Alice renchérit : Delphine Seyrig. Je propose : Samuel Beckett. Elle accepte et revendique Demy et Varda. Je dis Marguerite Duras, bien sûr. Et Baudelaire, et Maupassant. Elle répond Susan Sontag. J’aimerais Rohmer et Resnais. Nous ne pourrons pas tous les voir. Un cimetière ne se visite pas. On en arpente les allées pavées, autour de la place centrale, les traverses herbeuses entre les tombes. On s’y perd. On a beau chercher, ce n’est que par hasard qu’on trouve les tombes avec lesquelles on a rendez-vous en secret. L’ombre et la lumière sur les initiales de Marguerite Duras. La feuille qui s’est envolée derrière la tombe de Delphine Seyrig, avec un mot d’amour en forme de poème. La replacer avec émotion sur le marbre clair comme si on avait écrit soi-même cette lettre.
La pluie si soudaine, après plusieurs semaines sans précipitation, le bruit des gouttes contre les vitres, les cris des passants dans la rue, surpris par l’intensité de l’averse, cherchant vainement un abri, et la joie enfantine d’ouvrir la fenêtre pour regarder l’eau tomber, sentir la fraîcheur de l’humidité sur le sol encore tiède du jour, l’esquisse d’un mouvement de satisfaction qui s’apparente au souvenir d’une danse de la pluie.
Je ne sais pas encore en commençant cette promenade en direction du Parc de la Butte du Chapeau Rouge, que le soir même, je recevrai un message d’alerte d’OVH me signalant une opération irrégulière au niveau de mon site. Et quelques heures plus tard, je verrais apparaître, à la place des rubriques de sa page d’accueil, la tête d’un Anonymous masqué, prétendant agir pour le compte d’une société d’hébergement de sites située à Chambéry qui m’informera plus tard qu’elle est elle aussi victime de ce malotru, de son intrusion malveillante. Je ne le sais pas, je ne peux pas le prévoir, et même si la chaleur accablante de cette journée ralentit mon allure, je poursuis d’un pas lent mais enthousiaste vers les hauteurs du 19ème arrondissement.
C’est seulement dans ces moments là, et curieusement c’est souvent à cette période de l’année que mon site est victime de ce genre d’attaque, que je mesure ce qui me relie à lui. On répète souvent que notre site est un laboratoire de création en ligne, qu’il est ouvert à tous, mais fonctionne également en solitaire. Ce qui s’y fabrique, se donne à lire en ligne, avant d’être transformé, sous forme de montage vidéo, de création sonore, de projets de livres, mais reste accessible à tous, tout le temps. C’est l’endroit où l’on crée, mais on y vit au quotidien. C’est notre maison. Notre for intérieur. Notre joie de vivre, notre raison d’espérer. C’est notre labeur. Notre lieu d’échange et de partage, d’expériences, d’errements, d’erreurs et de réussite aussi. C’est un livre ouvert et vivant, en perpétuelle mutation, métamorphose, et comme un corps vivant il est fragile et peut disparaître à tout instant.
« Voilà qu’un instant du passé s’incruste dans la mémoire comme un éclat de lumière qui vous parvient d’une étoile que l’on croit morte depuis longtemps. »
La danseuse, Patrick Modiano