Finir le jour avec pour seul désir se libérer du jour l’effacer se dissoudre.
Reflets dans l’eau, perspectives à la renverse. Le temps suspendu le temps de la prise. À la recherche du meilleur angle pour la photo. Je ne vois qu’un arbre, ses branches nues, les feuilles d’automne tombées avec les bourrasques de vent de ces derniers jours. Je ne comprends pas que ce que je cherche est absent de l’image et que je ne le découvrirais que ce soir, en repassant devant la flaque. Elle se tient juste devant le miroir d’eau. Elle est ailleurs, au téléphone, elle ne me voit pas. Comme moi ce matin, nous nous croisons sans nous voir. Un reflet à contre temps.
Je ne sais pas si c’est lié à la très légère brûlure que je me suis faite au-dessus du pouce avec le grille-pain, rien de grave mais j’observe chaque jour l’évolution de la minuscule plaie et ses formes et couleurs changeantes. Je ne sais pas si c’est lié à la sensation de brûlure ravivée ce matin en lavant un verre dans l’évier de la cuisine avec une eau beaucoup trop chaude. Mais je sais que le visage de l’élève asiatique croisée la veille en descendant l’escalier dans la cohue de la sortie mouvementée des élèves du collège Paul Vaillant-Couturier d’Argenteuil, son visage que je n’ai guère eu le temps de n’apercevoir que quelques secondes, entre les silhouettes évasives de ses camarades, la masquant et la démasquant dans un même mouvement d’aller-retour, un mouvement empressé, je ne l’oublierai pas son visage, il s’est inscrit pour longtemps dans ma mémoire et je le vois encore aujourd’hui, défiguré, me faisant face et me fixant, son visage brûlé.
En avoir plein le dos. Porter une pile de livres ce matin était un vrai supplice. Leurs poids au moment de me baisser pour les ranger sur le chariot puis sur les étagères. Une pointe acérée qui perce la peau entre les côtes. Coupe le souffle. Ralentis tous les gestes. Et le regard qu’on porte sur les choses aussi. En préservant le dos bien droit sur le fauteuil, maintenant une posture stable et constante. Dans la concentration des taches, au fil de la journée, la douleur s’estompe. Le geste qu’on ne parvenait pas à terminer au matin sans douleur, il devient possible désormais, sans savoir ce qui s’est passé entre temps. Soulagé cependant qu’il ne reste plus qu’un petit point pour se souvenir de cette douleur si forte du matin.
Comment ne pas être tenter de voir dans les sollicitations des réseaux sociaux qui, au quotidien, détournent de manière chronophage et nocive notre attention, une similitude avec les constantes sollicitations de l’espace urbain ? pourtant chacune de nos promenades, tous les chemins empruntés qui, au lieu de nous accaparer, nous préoccuper comme on le croit souvent, nous laissent plutôt rêveur, distrait, un des rares endroits où nous pouvons encore relâcher l’attention et nous retrouver à l’extérieur, dans la mobilité, le déplacement de la marche, l’anonymat de la foule et les bruits de la circulation, le calme de notre intérieur, et nous sentir comme à la maison. Il existe sans aucun doute un chemin à explorer pour retrouver dans l’errance que nous affectionnons tant, appréciant nous perdre dans les rues de nos villes, entre détours et dérives, les valeurs qu’on ne voit plus dans celles auxquelles nous convient le Web, et ce n’est peut-être pas en nous focalisant sur la notion de la sollicitation, mais plutôt sur la qualité de cette sollicitation que nous y parviendrons. Ne pas se laisser dévorer, chercher l’épanouissement et l’apaisement. Refuser la contrainte et privilégier la dérive poétique.
Nous pouvons regarder dans de nombreuses directions en même temps, et, avec une image photographique, nous pouvons même contempler le passé. Il existe une autre manière de naviguer dans le monde, une autre manière de voir. Toutefois, si l’on regarde ces images de plus près, on peut y voir des ajouts plus récents. Ces lieux nous parlent désormais. Dans une évocation distante et discrète, révéler ce en quoi il sont si particuliers. Un paysage réduit à sa plus simple expression dans les dimensions plus modestes du quotidien. Les superpositions ne fonctionnent pas toujours donnant l’impression que la mémoire et l’actualité sont mouvantes et se heurtent l’une à l’autre. Ici et ailleurs. Rien n’est stable et menace en permanence de disparaître. Dans une douce étrangeté.
Je note à la volée cette déclaration de Pharrell Williams : « Nous vivons dans une ivresse du paraître. » La phrase complète me déçoit un peu quand je lis l’article en entier. La force d’une phrase. « Nous vivons dans une ivresse du paraître, rêvant de modèles formatés, alors que ce sont nos différences, nos singularités qui font notre richesse et nous rassemblent. » Comme en écho à cette réflexion du musicien, cette phrase de présentation du livre de Peter Szendy, Le Supermarché du visible, qui raconte l’histoire cette marchandisation du monde visible : « L’argent est l’envers de toutes les images que le cinéma montre et monte à l’endroit. Comment le cinéma marchande-t-il les images ? » En extrait, un passage qui prolonge la réflexion entamée la semaine dernière autour du film d’Antonioni : Blow up pourrait être décrit comme une série de variations sur le geste fondamental de la capture ou de la saisie photographique, à savoir l’obturation. Lors de la célèbre séance de photos avec Veruschka (une mannequin connue à l’époque, qui joue son propre rôle dans le film), ce sont ainsi des sauts dans l’angle de prise de vue, ce sont des jump cuts qui intègrent pour ainsi dire l’interruption photographique dans le flux cinématographique. Plus tard, lors d’une autre séance avec un groupe de mannequins, Thomas leur ordonne de fermer les yeux (close your eyes, leur lance-t-il) et il en profite pour s’éclipser, comme s’il leur imposait un clin d’œil, un clignement ou une obturation qui durerait plus longtemps que prévu, qui se figerait dans l’attente aveugle (elle pourrait être infinie) d’une sorte de jeu de cache-cache.
La plus longue obturation, toute fois, se produit entre le moment où Thomas se rend à une fête au milieu de laquelle il tombe sur son ami Ron et le moment où il se réveille le lendemain matin, parmi les restes, parmi les assiettes sales et les bouteilles vides, dans cet appartement qu’il ne connaît pas, où il n’y a plus personne. La veille au soir, il avait raconté à Ron le cadavre dans la parc, mais Ron, en train de fumer deux joints en même temps, était si défoncé qu’il n’était pas en mesure de l’entendre : « T’as vu quoi dans le parc ? », demande-t-il à Thomas, qui se résigne à lui répondre laconiquement : « Rien. » »