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De Neskaupstaður en Islande à Vancouver au Canada

« La grande révélation n’était jamais arrivée. En fait, la grande révélation n’arrivait peut-être jamais. C’était plutôt de petits miracles quotidiens, des illuminations, allumettes craquées à l’improviste dans le noir ; en voici une. »

Vers le phare, Virginia Woolf

Neskaupstaður, Islande : 06:43

Dans l’obscurité d’un recoin isolé du café. Devant ce jeu d’arcade. La solitude en partage. Avec soi-même. Le monde autour disparaît. L’écran devient miroir. Le jeune homme se lance dans une nouvelle partie. L’action est une composante essentielle du jeu vidéo. Dans beaucoup de jeux, les premiers instants sont relativement simples afin que le joueur puisse se familiariser avec les commandes, mais la difficulté augmente ensuite au fur et à mesure de l’avancée. Cela permet de maintenir continuellement le défi chez le joueur. La concentration que demande l’exécution des commandes ne semble pas laisser la place à quoi que ce soit d’autre. Comment la performance permet-elle de véhiculer une histoire ? Il faut parfois adopter des stratégies particulières ou découvrir son point faible. L’action est donc un moyen de voir le récit se matérialiser, comme s’il se déroulait sous nos yeux. Chez lui, dans sa famille, les disputes sont de plus en plus fréquentes. Plus de paroles, de dialogue possibles, mais des cris, des coups. Il cherche à s’échapper de leur malaise, de leur main mise. Il faut parfois adopter des stratégies particulières ou découvrir son point fort.

Bielefeld, Allemagne : 08:43

Dans les rayonnages de la bibliothèque, attraper un livre à la recherche d’un passage pour y vérifier un détail à l’intérieur. Une référence qu’on souhaite citer mais dont on ne se souvient pas avec exactitude. Pour en avoir le cœur net. Si facile de prendre un mot pour un autre. Ouvrir l’ouvrage à la hâte, faire défiler rapidement les pages. L’air brassé par les feuilles du livre soudain transformé en éventail nous distrait de notre objectif. Revenir à soi. Se concentrer. Réitérer l’inspection des pages mais en ralentissant la vitesse. Le bruit des feuilles qui défilent nous affole. L’œil vif avise vigilant le passage voulu. L’index arrête subitement le mouvement des pages. Un temps suspendu. On ouvre le livre en grand à la page souhaitée. La respiration qu’on prend semble marquer le coup plus qu’un réel besoin d’une nouvelle inspiration. L’index à nouveau pour souligner le passage retrouvé jusqu’à tomber précisément sur le mot en question qu’on avait oublié. C’est cela, c’est bien cela. Plus d’erreur possible. D’un trait, tout revient. Remonte à la surface. On peut fermer le livre, le ranger.

Florence, Italie : 08:43

En haut d’une volée de marches. La basilique San Miniato al Monte nous fait face. Une apparition. La beauté de l’édifice en marbre blanc le fascine. Dans son dos, la ville à perte de vue. Sans avoir besoin de se retourner, sa présence invisible. La coupole du Dôme dépasse au-dessus des toits de la ville. Difficile de choisir, par où commencer. Pris entre les pôles opposés de ces deux lieux. Quel point de vue privilégier ? Le choix est délicat. L’ordre est important, capital même, dans le souvenir qu’on garde d’un endroit photographié comme d’un lieu qu’on découvre pour la première fois. L’ordre est primordial. L’homme approche l’appareil de son œil, avise la mire, la cible dans le cadre, il ajuste son tir et déclenche en appuyant sur le bouton. Ce qu’il voit dans cet édifice religieux dépasse ce que les autres peuvent voir. C’est un souvenir. Un mausolée. L’endroit d’une disparition et d’une révélation. C’est le propre d’une photographie. Dans la chambre noire de son appareil photo comme dans une chambre figée dans le temps, où règne la présence d’une morte.

Bracknell, Royaume-Uni : 07:43

Derrière la porte vitrée aux motifs carrelés, le verre ciselé de minuscules angles convexes creusés dans la matière même du verre dont la répétition régulière et la manière avec laquelle elles captent la lumière et la diffractent, découpe la silhouette qui se détache et se métamorphose dans le mouvement. Tu ne le vois pas. Je ne me vois pas. Difficile d’établir la source d’une diffusion lumineuse sans que cette origine soit notable. Je passe, je me faufile. En venir à y revenir. Changer de visibilité, augmenter le corps, transformer le visage. Le dévisager. Le découper, découplé en autant de fragments, myriades de particules, d’infimes éclats que nous sommes, que nous mettons à produire des traces. Un portrait inédit. L’impression de mouvement, en alternance, d’éclat de lumière et de vibration. Un tableau d’art optique. Une mémoire comme un miroir qui nous dévisagerait, qui permettrait de nous voir à travers. En transparence. En situation instable, entre plaisir et déplaisir, plongé dans une sensation de vertige proche de certains états d’ivresse légère. Une révélation. La force du présent dans l’effacement de la présence. L’effacement continu de ce qui sépare. Le commencement de chaque nuit.

Lisbonne, Portugal : 08:43

C’est un jeu. Un geste tendre, amusé. Un vestige de l’enfance. Jeu de la bobine. Tu me vois ? Tu ne me vois plus. Devine qui est-ce ? Elle avance vers lui en silence. À pas mesurés, tout doucement. Sans faire de bruit. Elle marche dans son dos. Pour lui faire une surprise. Et soudain, sans crier gare, elle entoure le visage de son compagnon avec ses mains, comme on enlace le corps de son conjoint pour une étreinte. Les doigts serrés sur ses yeux. La sensation de ses doigts contre les paupières closes, les cils tressautant sous la pression inattendue, leur sursaut les caressant. Et dans le noir de ce suspens, de ce saisissement, transformant légèrement sa voix pour tenter de préserver l’anonymat de son geste, comme un masque pour cacher son visage, elle s’amuse du tour joué : C’est qui ? L’homme renverse la tête en arrière pour échapper à son emprise. Son sourire figé. La peur, même passagère, empêche tout relâchement. C’est toi, c’est moi. Le lien est rompu. Elle enlève les mains de son visage. Mais tout est déjà fini. Elle ne le sait pas encore, mais il est loin déjà.

Kangra, Inde : 12:13

Du bout des doigts. Comme on pince un téton téméraire pour le titiller un peu. Avec un fusain dont il ne reste qu’un petit morceau, une infime pointe, tu recouvres de graphite noir l’épais papier blanc étalé devant toi sur ta table de travail en bois. Des traits nerveux, répétés, énergiques. Dessin dont on ne devine pas tout de suite ce qu’il représente. Dans la noirceur du motif. L’intensité des entrelacs, leur confusion. La poudre noir du crayon sous la pression constante du doigt se répand de part et d’autre. Il faut souffler régulièrement pour la faire disparaître. La feuille se recouvre rapidement d’un réseau de traits et de nervures qui modèlent les branches de ces arbres que tu aimes contempler dans le jardin de ta maison. Les arbres centenaires aux pieds desquels il t’arrive très souvent, après une longue promenade dans la nature foisonnante qui compose les paysages environnants, de t’asseoir pour te reposer un peu, parfois même pour y faire un petit somme réparateur, en rêvant à tous les arbres que tu vas dessiner. Leurs feuilles effilées, leurs branches lourdes, entrelacées, leurs troncs noueux. Une image en entraînant une autre.

Vancouver, Canada : 23:43

Sur le parking désert. Une rangée de conifères oscillant au rythme des bourrasques de vent. La voiture stationnée là, comme abandonnée. Sous les imposants lampadaires dont la lumière éclaire la surface du sol enneigé, sous les feux de ces projecteurs, la neige qui tombe avec violence strie le ciel assombri par la nuit. Il ne trouve plus ses clés. La neige tombe de plus en plus fort. Il les cherche à l’intérieur des poches de son pantalon, elle n’y sont pas. Dans son manteau. À l’intérieur, rien. Mais où peuvent-elles se trouver ? Il a peur de les avoir perdu en chemin. Il jette un coup d’œil rapide autour de lui. Sur le sol devant lui, les empreintes de ses pas commencent à se recouvrir d’une mince couche de neige fraiche qui en efface la trace. Son cœur se met à battre plus fort. Personne sur le parking. Sans ses clés, que va-t-il faire ? Le froid commence à engourdir ses membres. Il ne bouge pas, incapable de s’éloigner de la voiture. Son abri providentiel. Enfin, il entend ses clés au fond d’une poche qu’il n’avait pas encore fouillée. Sauvé.


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