Ni présent ni futur
La place est calme, inondée d’un soleil déjà chaud qui chasse les ombres sur les côtés, les écrase de tout son poids. Un vieil homme chauve, assis contre le mur d’un vieil immeuble où une plaque en marbre précise que Victor Hugo a séjourné enfant entre 1803 et 1805. Impassible, le regard dans le vide. Une première salve des cloches de l’église emplit soudainement l’espace encore désert. Volée de cloches qui appelle à la prière comme dans les pays musulmans la voix du muezzin, juché en haut du minaret de la mosquée. La sirène assourdissante empêche toutes distractions. On ne peut plus penser à rien d’autre. Les portes à larges battants en bois de la cathédrale sont grandes ouvertes. Le lieu de culte s’ouvre sur la ville. Les premières notes d’orgue se font entendre. Dans l’église, encore très peu de fidèles. Deux amis (sans doute des touristes en quête de fraicheur) et une femme qui s’évente avec son éventail rouge. Les cloches sonnent à nouveau, plusieurs fois, des mélodies un peu différentes. En canon. Les fidèles arrivent les uns après les autres, en ordre dispersé. Ils se saluent avant d’entrer. La messe finit par commencer, un long moment après les premières cloches.
Ne mords pas le soleil
L’odeur chaude, enveloppante et gourmande de la figue sous le soleil. Une fragrance sucrée, fruitée, légèrement boisée. Le tapis d’épines de pin souple sous les pieds. Le sel blanc sur la peau ambrée. La terre rouge vulnérable à l’érosion, sur laquelle les figuiers de barbarie parviennent à se maintenir en équilibre. Les impacts colorés de leurs fruits, allant du vert, jaune, violet au rouge, avec leur épaisse peau couverte d’épines, leur chair juteuse et sucrée parsemée de graines comestibles, salissent le sol. L’odeur âcre de l’immortelle, vite remplacé par celle de la rose et de la camomille, fragrances miellées emmêlées, épicées. Le sable brulant, impossible d’y marcher sans chaussure. La chaleur du jour emprisonnée dans la pierre des murs à la nuit tombée. Un avion de tourisme dont on n’entend que le bruit sans parvenir à deviner sa localisation. Le tonnerre gronde dans la montagne, ses coups de semonces rappelant le coups du brigadier au théâtre. La course de l’ombre, la chaleur devance la lumière. La nuit dans la chaleur du jour. Lorsque la pluie finit par tomber, sous les applaudissements, le soulagement est immédiat.
Le grand jeu prend du temps
Allongé sur mon lit en train de lire un livre sur ma liseuse, j’entends la pluie d’orage qui tombe à grosses gouttes derrière la fenêtre laissée grande ouverte pour faire entrer un peu de fraîcheur dans l’appartement surchauffé par plusieurs jours de canicule. Le rythme des gouttes qui frappent le marbre du rebord de la fenêtre sur ma droite est perturbé par un autre son, ce que je crois être une goute de pluie qui tombe plus lentement et que j’entends de l’autre côté de la chambre, à gauche du lit, près de l’armoire entièrement recouverte de miroirs. J’ai l’impression qu’il pleut sur l’armoire, ce qui est strictement impossible, mais cela me trouble car la sensation persiste. Je ne crois pas me tromper en décelant deux sources sonores opposées, mais j’ai beau inspecter l’armoire depuis le lit, pas d’eau de ce côté là, ce qui en un sens me rassure. Je me dis qu’il doit s’agir du tic-tac d’un réveil-matin que je n’ai pas encore remarqué depuis notre arrivée sur la table de nuit. En me levant, pas de réveil-matin sur la table de nuit, ni trace d’eau sur l’armoire, mais la persistance troublante du souvenir de ces deux bruits de cataracte au rythme désynchronisé, entendus de chaque côté du lit, sans que j’en saisisse leur provenance réelle.
Des restes de cheminements plutôt que de chemins
Allongé à la surface de l’eau, mon corps flotte, entre le ciel et l’eau, balloté par les vagues qui me bercent doucement. Les oreilles en partie immergée sous l’eau, je n’entends plus que certains sons, le bruit d’un avion dans le lointain, des enfants qui crient sur la plage, l’excitation de leurs jeux, le rythme régulier des vagues sur le rivage. L’ensemble de ces sons s’amalgame dans un cocon ouaté qui les atténue, les adoucit en les tenant à distance, en leur ôtant tous les aigus, ne privilégiant que certaines basses. Je me laisse porter par l’eau les bras écartés, dans cette indifférence béate, un temps suspendu, détendu, relâché, ravi, avec le sentiment d’une liberté inédite, plus aucun poids sur les épaules, scrutant le ciel sans rien y chercher de précis, si ce n’est l’immensité laiteuse d’un bleu légèrement brumeux.