| Accueil
Contacts successifs #78

Quand je ne dis rien je pense encore

Chaque phrase hésite à se poser, chaque ligne vacille comme si elle allait s’effacer avant même de s’inscrire. Dans l’étirement de l’instant, cet intervalle qui amplifie la tension, qui en retient l’élan, le mot tarde à venir, presque à contretemps. Il faut attendre, parfois longtemps, que le bon mot se forme, qu’il soit permis de le dire, même si, au fond, ce n’est rien qu’on puisse dire, rien dont il soit permis de parler. Tout commence dans les hésitations et les reprises, les mots qui viennent , sans qu’on sache comment. Ceux qui nous échappent nous tiraillent. On étire une idée, on en suspend une autre, et ce silence qui sépare un mot d’un autre devient territoire d’exploration, terrain de doutes, de retours en arrière. Chaque phrase porte en elle ce rythme fracturé, cette attente fragile, jusqu’au moment où, au détour d’un paragraphe, le mot s’ajuste et s’ancre, l’harmonie jaillit d’une dissonance. Et alors, enfin, l’écriture devient ce qu’elle aurait dû être  : une révélation.

Cimetière du Père-Lachaise, Paris 20ème, 28 novembre 2024

Une salve dans l’imprévisible

Il y a des films qu’on voit sans les voir, des films qu’on ne comprend pas tout de suite, il faut le revoir plusieurs fois avant d’en saisir le sens. C’est une histoire de rencontre et de disponibilité. Il y a des films qu’on aime sans parvenir à savoir pourquoi, ce qui motive notre fascination. Des films qu’on oublie et d’autres inoubliables, certains même nous hantent. J’ai vu sans voir plusieurs fois Conversation secrète de Francis Ford Coppola. La dernière fois, avec Caroline qui aime beaucoup ce film, j’avais même été un peu déçu par le film. Je le confondais en fait avec un autre, plus récent, sur le même sujet et avec le même acteur, Gene Hackman : Ennemi d’État de Tony Scott. Outre la présence de l’acteur, une scène de surveillance ressemble fortement à celle qui ouvre le film à San Francisco. On y aperçoit également une photographie de Gene Hackman jeune, tirée de Conversation secrète. J’attendais des scènes qui ne venant pas me frustraient et m’empêchaient de voir réellement le film. Hier soir, j’ai enfin vu le film dans de bonnes dispositions. Robert Duvall qui interprète le rôle du Directeur n’est pas crédité au générique, sujet de la conversation pendant tout le film, il n’apparaît que dans deux scènes, l’une où il écoute, dos tourné, la bande où le couple enregistré ne parle que de lui à distance, et l’autre mort dans un hôtel. Ce qui captive dans ce film, ce n’est pas tant le complot meurtrier que tente de déjouer le personnage principal, que la conscience d’un homme, son obsession pour la vérité et sa lente plongée vers la folie à mesure qu’il découvre la signification cachée de cette conversation. Le film influence en partie Brian De Palma pour son film Blow Out que le hasard a voulu que je vois quelques jours plus tôt. Tout comme Blow Out, Conversation secrète dont Coppola a commencé l’écriture du scénario à l’époque de la sortie de Blow-Up s’inspire du film d’Antonioni, adaptation de la nouvelle Les fils de la vierge. Le surprenant renversement de situation à la fin du film et les nombreuses références au jazz, accentuent cette référence subtile à Julio Cortázar.

Le poids du monde

J’arrive à la maison à la fin de leur vision-conférence, en préparation d’un week-end à Fontainebleau pour se retrouver et filmer à plusieurs. Avant de clore la discussion, Juliette raconte ce qui lui est arrivé le matin même, alors qu’elle nettoyait les marches sales de sa piscine, en pyjama mais vêtue d’un anorak pour ne pas avoir froid. Penchée au-dessus de l’eau, elle fait tomber le portable qu’elle avait acheté quelques jours plus tôt. Elle le voit filer au fond de la piscine. Elle nous dit qu’elle attendait un coup de fil professionnel dans la matinée, alors elle n’a pas hésité à se jeter à l’eau. Elle a remonté son téléphone, frigorifiée elle est rentrée rapidement à l’intérieur de sa maison, où elle s’est totalement déshabillée dans sa cuisine, laissant l’amas de ses vêtements détrempés sur le carrelage de la cuisine. À ce moment là le téléphone s’est mis à sonner, c’était son rendez-vous téléphonique. Elle l’a reporté de quelques minutes, le temps de se rhabiller pour se réchauffer.

Alhambra de Séville, Espagne, 26 février 2019

Rituel d’amplification du monde

Le soleil du matin rase le sol, obligeant à cligner des yeux pour marcher dans la rue. La lumière hivernale sur les vaguelettes à la surface de l’eau transforme le paysage qu’on a l’habitude de voir. Les mouvements désordonnés de mes collègues à leur arrivée à la bibliothèque avant l’ouverture, agissant chacun de son côté, sans lien apparent mais œuvrant ensemble à la cohésion d’un même événement. Retrouver ma propre timidité dans celle des enfants qui fréquentent la bibliothèque, et me demander si mes parents ressemblaient aux leurs. Les échéances de la fin de l’année où tout s’accélère pour boucler les derniers projets en cours. Le ciel toujours bleu alors qu’une tempête est annoncée dans l’après-midi. Sentir le vent sur son visage, le corps légèrement chahuté par des bourrasques intempestives. Le restaurant est vide, seul client j’ai l’impression d’être traité différemment. Il y a quelque chose d’étrangement reposant à effectuer des tâches répétitives comme le rangement d’ouvrages rapportés par les usagers. Le départ ralenti des collègues en fin de journée, chacun retardant son départ pour saluer notre jeune collègue qui nous quitte ce soir pour rejoindre dès la semaine prochaine une autre bibliothèque du réseau parisien. La pluie fait miroiter au sol les lumières colorées des enseignes et des feux de circulation. Le bruit des hélicoptères survolant Paris, musique lancinante qui tournoie en menace au-dessus de nos têtes.


LIMINAIRE le 23/01/2025 : un site composé, rédigé et publié par Pierre Ménard avec SPIP depuis 2004. Dépôt légal BNF : ISSN 2267-1153
Flux RSS Liminaire - Pierre Ménard sur Publie.net - Administration - contact / @ / liminaire.fr - Facebook - Twitter - Instagram - Youtube