Comme chaque fois succède à d’autres fois
Un fondu au noir est une transition, une marque de ponctuation entre deux plans, deux images. L’écran devient progressivement totalement noir. D’une durée variable, cette transition n’est ni un raccord ni un fondu enchaîné. Le fondu au noir sert souvent à marquer la fin d’une séquence ou à signaler une ellipse temporelle. Il permet d’introduire des pauses dans la narration, suggérant au spectateur qu’un certain temps s’est écoulé entre deux scènes. Depuis des années, j’ajoutais une image noire entre chaque séquence de mon Journal du regard pour marquer le passage du temps. Ce qui était logique à l’époque où le journal était quotidien, lorsque j’indiquais chaque fois la date du jour filmé, a perdu de sa pertinence avec le temps et l’évolution de ce journal. Malgré tout, je l’ai gardé. Pourtant, cette coupure entre les jours me gênait, cette lointaine résurgence du sommeil, de la nuit qui permet le repos, cette pause salutaire entre les jours. Il Il a suffi que François me fasse récemment remarquer en commentaire sur YouTube que cela le gênait depuis longtemps, que cela le faisait même sursauter, pour que cela me saute enfin aux yeux. C’est important, le regard extérieur. L’attention. Quelqu’un qui apprécie le journal vidéo, le suit avec assiduité et permet de le faire évoluer. Dès que j’ai commencé à monter bout à bout les plans filmés en février pour le journal à venir, c’était comme une libération, un soulagement révélateur. La beauté des raccords et des jours se dissipe ainsi dans la durée du mois écoulé.
Commencer, comment c’est ?
Les ombres des branches des arbres se projettent sur les façades claires des immeubles du quartier. L’eau coule dans le caniveau, son flot se divise en petits ruisseaux, pareils aux branches des arbres. Une peinture au pochoir de Miss.Tic : Vivre, c’est de la bombe. Sur un mur recouvert d’une mosaïque de petits carreaux clairs, les reflets irisés des vitres voisines trouent la surface de leur projection lumineuse. Dans une barre d’immeubles au loin, un homme noir, élancé, torse nu, dos tourné, prend le soleil sur son balcon. Près de l’entrée d’un café-restaurant, en dessous de la plaque émaillée du numéro 23, une autre peinture de Miss.Tic : Le temps est un serial qui leurre. Sur le côté droit d’un rideau métallique peint en marron, une autre œuvre. Miss.Tic est partout, dans ce quartier où elle a vécu de nombreuses années : « Je ne brise pas que des cœurs ». Du côté opposé, une autre peinture dit : Avec le temps, il passe moins vite. Sur une vitre ensoleillée du restaurant Le Petit Cervantès, l’inscription : Comptoir de dégustation de charcuterie ibérique. Sur la devanture métallique d’un architecte, l’inscription : On n’est pas plan-plan ! Au-dessus d’une porte, les mots de Miss.Tic accompagnent le dessin d’une femme allongée : Tu me fais rêver pour mieux m’endormir. Sur le rebord d’un muret, la peinture d’un homme portant des lunettes noires, de l’autre côté une femme pose son doigt sur ses lèvres et chuchotte : La douce heure d’un cinq à sept. Sur les pavés d’une ruelle, une flaque d’eau dans laquelle l’église Sainte-Anne se reflète à l’envers. Sur un mur blanc ces mots écrits en lettres bleues : Apparition divine.
Dans la durée tout disparaît dans la durée
J’ai été invité par Matthieu Duperrex à participer, le samedi 8 février, à un hommage collectif à Nicolas Nova, qui nous a quitté le 31 décembre dernier, en réalisant un exercice d’observation. Un moyen de pratiquer en sa mémoire cet art d’observer dans lequel il excellait, tant comme auteur qu’en tant qu’enseignant. Afin de poursuivre mon travail sur le chantier de la Place du Colonel Fabien, j’ai choisi l’exercice n°7 : Coins et recoins. « Sur un territoire plus ou moins circonscrit (un quartier urbain, le périmètre d’une gare ou d’un noeud de transport, une forêt), observez les coins moins accessibles à première vue, les passages discrets (à identifier au préalable sur un plan), les recoins d’une pièce ou d’un grand bâtiment si vous êtes dans un espace intérieur, les interstices entre deux bâtiments, deux arbres ou deux objets, les anfractuosités quelconques (un orifice dans une façade, un nid de poule, une cavité dans une paroi minérale). Prenez en photo, dessinez ou consignez toutes les choses et les êtres que vous y rencontrez. Produisez-en un abécédaire composé d’une liste et d’un court texte organisé par ordre alphabétique. »
L’ennemi de l’angle droit et du capitalisme
Voir sans être vu. Entendre ce qui se dit comme si l’on se trouvait dans la même pièce que ceux qui parlent. Personne ne peut savoir qu’on est là, deviner notre présence, tapi dans l’ombre, caché. Derrière une glace légèrement teintée qui transforme ce qu’on voit sans le déformer totalement. Image trouble, tremblante, incertaine, mais pourtant bien réelle, double sans pareil. Un calque qui semble superposer une image sur une autre. Présent dans le lieu tout en étant absent, l’image se renforce de ce qu’on entend sans être vu. Comme si cette dissimulation accentuait ce qu’on perçoit : malgré le filtre de la vitre qui modifie ce qu’on voit, ce qu’on entend paraît plus saillant, détaillé, plus précis, parce qu’on ne nous voit pas, caché derrière une glace sans tain. Dans la salle, le miroir agrandit l’espace restreint, un peu confiné par une hauteur de plafond trop basse pour la superficie de la pièce. Les sièges, disposés en arc de cercle pour voir au mieux l’estrade et ceux qui y parlent, un peu en surplomb, renforcent ce trop-plein. Faire l’expérience de passer de l’autre côté du miroir se rapproche de cette impression. On disparaît soudain aux yeux des autres, mais notre absence se renforce paradoxalement d’une présence accrue, liée à la transformation de notre perception du réel, mise à mal, bouleversée. Rester là, immobile derrière son miroir sans tain, pour en formuler les vertiges.