Ça s’en va et ça revient
Chaque jour se lève avec des airs de recommencement, et pourtant il porte en lui l’étrange familiarité d’un déjà-vu. Les gestes se répètent, les mots suivent des chemins battus, les pas retombent là où ils sont déjà passés. On avance comme à tâtons, mais les contours sont connus, le décor à peine changé. Ce qui semblait nouveau s’efface vite, reprend sa place dans le cycle des jours, une boucle infinie et sourde. Et malgré tout, il y a une tension, un élan minuscule qui pourrait peut-être briser le fil, un instant où quelque chose vacille. Mais cela ne dure jamais très longtemps. Tout revient, tout recommence. Une mécanique précise, immuable, qui se répète sous des airs de liberté. Un soupir, une attente, et le manège reprend sa course.
Exister en dehors de tout jugement
Elle vit dehors. Elle est exubérante. Elle a perdu ses mots de passe. Lorsqu’elle vivait chez sa cousine, celle-ci l’a harcelée. Elle a dû fuir son appartement. Elle ne dit pas je suis à la rue mais je vis dans la nature. Elle n’a pas pu arriver à l’heure à la séance d’aide individuelle informatique. Elle s’en excuse. Elle n’a pas le droit de vivre où elle vit mais la Police l’y autorise. Elle vit avec les oiseaux. Des fines gouttelettes d’eau dans le désordre de ses cheveux crépus. Son manteau est gorgé d’eau, ses guenilles dégoulinent. Chacun de ses mouvements laisse des trainées d’eau. Elle a un large sourire, les lèvres roses brillantes de gloss. Elle porte de larges lunettes noires. Elle dit je suis une star sur Youtube. Elle fait des shorts où elle évoque ses conditions de vie, son enfance, sa famille. Elle slame des textes qu’elle improvise en direct. Le son est de piètre qualité. L’image tremblotante, pixelisée, mais de très nombreuses vues et des commentaires enthousiastes. Dans une de ses vidéos elle chante sur le quai de la Gare de Lyon. Elle parle fort et vite. Elle a besoin d’aide. Elle reviendra plus tard.
C’est peut-être se lire en dedans
Quand sur mon ordinateur je consulte mes comptes sur les réseaux sociaux, avec les bloqueurs de publicité qui y sont installés, je ne vois rien de changé, je retrouve sur mon fil toutes les personnes que je suis depuis de nombreuses années. Même si en ce moment, elles sont de moins en moins actives, une grande partie de celles que je suivais sont parties sur d’autres réseaux. Par contre, lorsque je consulte les mêmes comptes sur mon poste professionnel où aucun bloqueur n’a pu être installé (pour des raisons de sécurité paradoxalement), c’est illisible. Sur Twitter comme sur Facebook. En période d’élection, c’est insoutenable, irrespirable : petites phrases, coups bas et invectives. Le reste du temps, il faut supporter l’intrusion intempestive de la publicité et des comptes non sollicités (vidéos humoristiques, extraits d’émissions abêtissantes et nauséeuses, qui envahissent l’écran empêchant d’y retrouver les publications pertinentes au milieu de cet empilement indécent de vidéos sensationnalistes et de fake news. La bibliothèque va cesser de publier sur X. pour se concentrer sur Facebook et Instagram, tout en sachant très bien que ce réseau s’apprête à imiter X. suite à la décision du patron de Méta de cesser tout contrôle des informations publiées sur ses plateformes pour « protéger la liberté d’expression à l’échelle du monde. » Ce que l’on apprend dans la vidéo de Zuckerberg qu’Olivier Ertzscheid résume parfaitement par la formule prononcée en septembre 2024 par Elon Musk lors d’une interview : « La modération est un mot de propagande pour la censure. » Lorsque nous consultons nos statistiques cela saute aux yeux. Un outil comme une lettre d’information parvient beaucoup plus efficacement à toucher nos usagers. Nous restions sur les réseaux sociaux pour garder le contact avec nos partenaires, nos élus, pour promouvoir l’image de marque de la bibliothèque (ses fonds, ses activités, ses services). Mais cette médiation numérique, en bibliothèque, ne peut plus guère passer par les réseaux sociaux. Nous le savons depuis longtemps d’ailleurs. Nous y restons autant par habitude que par nostalgie, par peur de l’isolement aussi. Il faut trouver d’autres alternatives. Comme le dit si bien Christine Jeanney : Les outils qui nous lient, il faut les regarder de près pour prendre soin de nous.
Portrait d’une inconnue
Une femme sort de l’ascenseur en se plaignant d’avoir croisé le reflet de son visage dans le miroir. J’imagine sa réaction si elle avait vu un autre visage que le sien. Sa surprise, sa frayeur. Le miroir, dans sa froideur, ne reflète pas simplement l’image, mais le regard qui le scrute. Je souris à cette image. Peut-être s’attend elle à ce que je la rassure ? Mais non voyons, Madame, vous êtes très bien ainsi. Je ne veux pas être intrusif, ou déplacé, ni inconvenant. Je ne dis rien. À chaque fois que nous posons les yeux sur un miroir, il nous renvoie la vérité brute de notre apparence : non pas celle que nous croyons connaître, ni celle que nous désirerions y retrouver, mais celle que nous redoutons le plus souvent d’affronter. La femme dans l’ascenseur a vu son propre visage, non tel qu’elle le perçoit habituellement, chez elle, mais tel qu’il s’envisage à l’extérieur. Non pas son visage mais son masque apparent. Sous un autre jour, une lumière changeante. Peut-être que le miroir ne fait que poser une question : qui suis-je vraiment ? si ce que je vois en moi n’est que le fruit d’un regard partial ? Et peut-être que la véritable liberté réside dans cette capacité à regarder sans jugement, à accepter la multiplicité de soi-même, là où se cachent les visages que nous avons peur de voir.