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Contacts successifs #85

Mystère du temps qui passe

En lisant le premier numéro de la lettre de diffusion des éditions Abrüpt chez qui j’ai publié Mémoire vive en 2019, je découvre que Joachim Séné va publier chez eux un ouvrage « fait d’apparitions et de disparitions, marquant chacune des 1440 minutes d’une journée, et qui sera accompagné d’un bot générant une infinité de ces résurgences textuelles. » Je ne peux m’empêcher de penser, avec un pincement au cœur, au texte auquel je travaille depuis plusieurs années, Rien que les heures, qui regroupe deux séries de textes diffusées dans un premier temps sur ce site, l’Espace d’un instant et Anima Sola, que je tarde à finaliser. Ce texte poétique décompose, de la veille au lendemain, une série d’instants suspendus. Chaque fragment est un instant isolé dans le flux d’une journée. Cette fragmentation reflète la manière dont nous percevons le temps : non pas comme une continuité, mais comme une suite de moments marquants ou insignifiants, qui ressurgissent dans la mémoire. Je suis impatient bien évidemment de découvrir le projet de Joachim, cette annonce vient juste me confronter à mes difficultés à finaliser mes projets et à envisager leur publication en dehors de ce site.

Tours, 31 mai 2013

La fascination choquante du macabre

Avec Caroline, nous regardons Anselm, le documentaire de Wim Wenders sur Anselm Kiefer, le soir même où le geste polémique d’Elon Musk à la soirée d’investiture du nouveau Président des États-Unis, provoque l’indignation générale. Né dans une Allemagne en ruines peu après la Seconde Guerre mondiale, Anselm Kiefer s’est attelé à une question existentielle : comment un artiste peut-il créer dans une tradition allemande marquée par les atrocités nazies ? Bien qu’il n’ait aucun souvenir direct de cette époque, son travail s’inscrit dans un élan de « mémoire sans souvenir », selon l’historien de l’art Daniel Arasse.
Dans le documentaire de Wim Wenders, Kiefer est présenté comme un artiste qui révèle les strates enfouies de la culture germanique. Son œuvre, marquée par des éléments mythologiques et iconographiques, affronte de front les symboles récupérés par le nazisme. Parmi ses travaux les plus controversés figure une série de photographies où il se représente faisant le salut nazi dans des paysages variés. Ce geste, bien que choquant, est un outil artistique pour « réveiller la mémoire » et provoquer une confrontation avec le passé. La romancière et essayiste Siri Hustvedt note avec pertinence que la reconstitution (reenactment) implique une forme d’identification : « C’est une répétition mémorielle qui fait entrer le passé dans les espaces du présent. » Kiefer manipule ainsi la mémoire collective pour offrir un miroir à la société allemande des années 1969-1990, la confrontant à ses ambiguïtés face au nazisme, qu’elle soit fascinée ou révulsée.
Lors de l’investiture de Donald Trump, le geste d’Elon Musk a suscité la controverse. Le bras tendu du PDG de X (anciennement Twitter) a été interprété comme un salut nazi. Bien que cette interprétation soit débattue, remise en cause par certains, elle est amplifiée par les positions publiques de Musk : relayant des messages antisémites et complotistes, il devient un vecteur de symboles prisés par les suprémacistes blancs.
Olivier Ertzscheid résume la portée de ce geste dans un article incisif : « L’essentiel et l’ampleur du triomphe de Musk et de Trump ne résident pas dans ce que dit ce geste – racisme, antisémitisme, haine brute – mais dans l’incapacité à le décrire pour ce qu’il est. » Cette ambiguïté est renforcée par une érosion des repères collectifs. Olivier Tesquet sur Bluesky s’interroge sur notre capacité à saisir la charge symbolique des gestes : « Si nous ne sommes plus capables d’attester la portée historique d’un geste, alors quelle sorte de société sommes-nous en train de devenir ? »
Ce glissement de sens est directement lié, comme le souligne Grégory Chatonsky dans Ceci n’est pas, à la transformation de notre rapport aux images dans un contexte technologique marqué par l’intelligence artificielle. Chatonsky analyse comment l’inflation des images et leur traitement par des algorithmes, qui opèrent par comparaison statistique, contribuent à la dissolution du sens. En produisant des images décontextualisées, l’IA réduit les gestes ou les symboles à des vecteurs statistiques, neutralisant leur portée historique. Ainsi, une IA, alimentée par des milliers d’images de saluts nazis, pourrait générer une image similaire attribuée à n’importe qui, rendant insignifiantes à la fois l’image et le geste.
Pour Chatonsky, cette décontextualisation des images – où l’image devient une itération statistique parmi un flux infini – reflète un régime ontologique où tout n’existe que comme possibilité. Ce régime affecte directement notre capacité à discerner la portée des gestes symboliques.
Ces questions pointent les dangers de minimiser des gestes (et les actes qu’ils annoncent) qui résonnent avec des épisodes sombres de l’Histoire. Ce qui, chez Kiefer, le salut nazi est un outil artistique pour explorer la folie et les mécanismes destructeurs de l’Histoire, un appel à la confrontation avec la mémoire collective, devient chez Musk, le symptôme d’une époque où le réel, saturé d’images et de signes, perd sa dimension historique. En dissolvant la charge critique des symboles, notre époque a tendance à normaliser l’innommable, par intention pour les uns, par indifférence pour les autres. Il est d’autant plus nécessaire de maintenir notre vigilance critique face à la charge sémiotique des gestes, sous peine de voir le passé se répéter sous des formes désastreuses.

L’air d’attendre quelque chose

Je l’ai croisée dans la rue, la semaine dernière. On dirait un mannequin. Je n’ai pas reconnue tout de suite cette jeune femme lorsque je l’ai vu entrer à la bibliothèque. C’est son long manteau à fanfreluches blanches que j’ai d’abord reconnu. Elle est élancée. Rousse aux cheveux courts. Un visage aux traits fins, les yeux clairs, bleu ou vert, je ne saurais dire. Avant de sortir de la bibliothèque, elle s’est assise sur la table haute, près de la machine à café, tout près de l’entrée. Juste en face de l’accueil. Je n’arrive pas à la regarder en face, je ne veux pas avoir l’air insistant, déplacé. Un travail commencé sur mon ordinateur avant qu’elle s’assoit, maintient mon attention et le visage détourné. Je sens cependant son regard se poser sur moi. Je résiste à la tentation de me retourner vers elle. Je ne le fais que lorsqu’une nouvelle personne entre dans la bibliothèque, pour la saluer. On me pose une question, j’y réponds. Je la vois sans la regarder. Puis je me tourne vers elle. Elle a croisé ses bras sur la table et posée dessus son menton. Elle me fixe avec un sourire discret. Distrait. Je ne soutiens pas son regard. J’ai peur de son jugement. Soudain, sans prévenir, elle se lève sans rien dire, elle endosse son manteau sur ses épaules, dans un geste large d’une élégance rare. Sans un regard vers moi, elle s’éloigne finalement.

Rue de la Grange aux Belles, Paris 10ème, 14 janvier 2025

Sans se se souvenir quand ni où

Les fragments sont éparpillés, confettis suspendus dans un espace où mes mains ne peuvent pas les atteindre. Ils vibrent, ils brillent dans une lumière que je ne reconnais pas, comme les éclats de verre d’un miroir brisé, renvoyant leurs reflets multiples, instables, d’un tout que je ne comprends pas. Je les vois, je les devine. Je tente en vain d’assembler ces morceaux, mais leur forme m’échappe, chaque tentative les dissémine davantage. Peut-être que l’image qu’ils forment devant moi n’a jamais existé. C’est une confusion sans fin, dans un espace où le temps semble se disloquer, mais les fragments comme les images d’un rêve, même épars, ont leur propre lumière. Un secret oublié.


LIMINAIRE le 13/02/2025 : un site composé, rédigé et publié par Pierre Ménard avec SPIP depuis 2004. Dépôt légal BNF : ISSN 2267-1153
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