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Du don des nues : des Visages des Figures #9

Un mur qui fait office de miroir, une glace sans tain. Je veux que tu m’écoutes, j’ai besoin de parler. Ta voix ne me quitte plus depuis que tu n’es plus à mes côtés, elle m’entête, l’impression de t’entendre tout le temps, tes paroles s’entremêlent dans le tumulte de mes pensées, ce que l’on me dit ou ce que j’entends, les bruits environnants. Je te demande de ne pas m’interrompre et tu obéis sans me reprendre, presque soulagée mais tu te mets à me poser des questions, comme si tu pensais que c’était nécessaire pour me lancer. J’ai besoin de silence surtout. Je te tourne le dos, assis contre la paroi du miroir et je te parle dans le combiné de téléphone prévu à cet effet. Tu réagis à ce que tu apprends sur moi, ton visage se transforme dans le miroir, mon image se révèle, c’est au moment où tu t’approches de la glace, le nez contre la vitre, les mains au-dessus de ton front pour éviter que la lumière ne t’éblouisse et ne t’empêche de m’apercevoir dans la pénombre, que tu me vois enfin.

« Notre personnalité sociale est une création de la pensée des autres, écrit Proust. [1]

Même l’acte si simple que nous appelons « voir une personne que nous connaissons » est en partie un acte intellectuel. Nous remplissons l’apparence physique de l’être que nous voyons de toutes les notions que nous avons sur lui, et dans l’aspect total que nous nous représentons, ces notions ont certainement la plus grande part. » Le catalogue des choses possibles donne le vertige. Je pense à la chaleur que tisse la parole autour de son noyau, le rêve qu’on appelle nous. Mon souvenir le plus fort est celui de cette ivresse qui s’empare de moi, celle de pouvoir parler. Personne ne voit mon visage. Je peux tout dire. Des mots oubliés me reviennent à l’esprit. Il ne faut consulter au fond de soi que l’immédiate tendresse de quelques sons qui se suivent, ces rythmes liés au cœur. Une écoute qui dispose au monde en même temps qu’elle l’incorpore à soi. Ces liens ne se dénouent pas. Mouvements dans la pénombre.

Three Transitions, vidéo de Peter Campus, une de ses œuvres les plus emblématiques, est d’une importance capitale pour l’art. Le vidéaste y explore les possibilités créatives de la vidéo, les transformations du moi intérieur et extérieur. Dans la première séquence, il filme des deux côtés d’un écran de papier invisible et nous montre comment il le traverse d’un pas. Il paraît se poignarder en se donnant un coup de couteau dans le dos, de rentrer dans son corps à travers l’incision et d’en ressortir par l’autre côté. Dans le deuxième film, l’artiste utilise la technique de l’incrustation vidéo, du blue screen : il se maquille avec de la pâte (bleue) le visage, sur lequel est projeté son portrait animé. Peter Campus ne se cache pas derrière un masque figé, mais derrière son propre faciès projeté sur ce maquillage. Enfin, dans la troisième transformation, il enflamme une feuille de papier sur laquelle on peut voir son visage animé comme en train de se miroiter et par conséquent, de brûler.



Derrière le miroir, le corps collé contre la paroi froide, je te fais face, un signe de la tête et de la main. Tu vérifiais ton maquillage quelques instants avant que j’arrive, tu ne m’as pas vu tout de suite, invisible dans cet angle mort de nos regards croisés, tu as levé la tête en m’entendant approcher, délicatement, en toi tout est délicatesse, le bruit de mes pas dans la pièce nue, tu sembles ne pas me voir cependant. Tu regardes fixement le miroir, bien en face, mais la tension dans ton regard te brouille momentanément la vue, tu ne peux plus rien voir, tout est flou, diffus, ton attention se concentre désormais sur ce qui, sonore, t’envahit. Mon visage et le reflet de ton visage s’inscrivent dans un cadre invisible, comme superposés dans un bel effet de proximité et de dédoublement à la fois, celui d’une image en devenir. L’image se crée sous nos yeux mais nous ne la voyons pas. C’est un ensemble pictural. Nous entrons dans le tableau. Dans la circulation spéculaire des regards.

Devant une photographie de notre visage, nous ne pensons pas qu’il s’agit simplement d’une partie de notre corps, il représente notre identité : nous sommes ce visage. C’est lui qui figure sur notre carte d’identité ou sur notre passeport. Tiens là c’est moi ! Nous sommes vraiment identifiés à notre figure. Mais sommes-nous réellement ce visage là ? Quand je contemple mon visage dans un miroir, je le regarde comme si c’était la première fois, malgré une secrète familiarité. Il y a des jours où j’imagine mon visage à un mètre ou deux, placé sur mes épaules, mais en réalité il se trouve dehors, dans le monde, avec les autres visages. Dans le miroir, le passage du temps laisse ses traces sur mon visage. Je peux lui donner un âge. Dans le vide au-dessus de mes épaules, puis-je remarquer la moindre ride ? Mon visage représente mon apparence à quelques mètres de distance, ce n’est pas ma véritable nature. Il faut avoir l’audace de voir l’évidence en face, en laissant ce visage dans le miroir.

[1Marcel Proust, Du côté de chez Swann, dans À la recherche du temps perdu, I, Paris, Gallimard, Folio, 2003, p.19.


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