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Éloge de l’abécédaire au pied de la lettre

En avril 2008, Yves Bonnefoy proposait un bel éloge de l’abécédaire, dans le Magazine littéraire : « Un abécédaire ? Ce mot me fait remarquer que les livres d’apprentissage de la lecture, où les mots du parler quotidien s’accompagnent de la représentation simplifiée, naïvement archétypale, de la chose dites par eux, se conforment le plus souvent à l’ordre alphabétique, ce qui fait pénétrer dans leur regard sur le monde non seulement le fait du langage, mots et rapports entre mots, c’est-à-dire une cohérence, amis aussi ce désordre, cette possibilité de désordre, qu’emblématise le dictionnaire. De tels abécédaires, quand on les prend, si je puis dire, sont bien un pont jeté entre la réalité du monde, une réalité déjà travaillée par le langage, et l’emploi que l’on peut faire de celui-ci d’une façon qui peut être libre, et même gratuite. Un grand péril, en puissance. Et c’est de ce point de vue aussi que ces humbles livres sont des incitations à la poésie, demandant de résister à cet arbitraire. »

La forme détournée de l’abécédaire est un genre voué à la célébration de l’acte créateur (le livre des livres).

Dans les ateliers d’écriture que j’ai pu mener, je retrouve pas moins de cinq textes reprenant de près ou de loin cette forme :

Petit éloge de la douceur, où Stéphane Audeguy évoque, sous forme d’un abécédaire, les sucreries, les caresses, mais aussi le penalty de Panenka, le cinéma pornographique ou la chanson française. Personne, de Gwenaëlle Aubry roman-abécédaire recompose la figure d’un disparu qui, de son vivant déjà, était étranger au monde et à lui-même. Un ABC de la barbarie, dans lequel Jacques-Henri Michot élabore un dictionnaire des lieux communs de la barbarie, entrecoupé de plages, que l’auteur nomme bruits, où il cite tous les écrivains qui de tout temps ont participé à une machine de guerre contre la barbarie. Japon vu de dos, de Christian Doumet, récit de voyage composé de petits fragments rangés par ordre alphabétique, une succession d’expériences singulières ou de réflexions décalées, d’impressions originales, souvenirs ou fantasmes sur les sujets les plus variés concernant le Japon.

C’est également la forme utilisée par François Bon sur son site pour un texte collectif à paraître prochainement chez Grasset : marabout bout de ficelle, en cours d’écriture. « Une tentative d’un compact grossissant de langue rempli d’ancres façon. »

Cité Florale, Paris 17ème

ABANDON

Zone en friche, à l’abandon, c’est toujours quand j’imagine qu’il n’y a personne, la voie libre, sensation étrange de grande liberté, sans garde-fou ni limite, comme ce jour où disposant d’une journée entière à moi, sans projet ni horaire, sans attache, j’avais prévu de traverser Paris de part en part en marchant à mon rythme. Je pouvais faire ce que je voulais, rentrer à l’heure de mon choix, aller où mes pas me guidaient, visiter les lieux que je désirais, m’arrêter dans tous les cafés qui m’attiraient. Je me suis rendu compte aux abords du Jardin des Plantes, alors qu’il devait être midi et que je commençais à avoir faim, que je n’avais pas d’argent sur moi, parti léger, libre comme l’air, j’étais sans le sou en poche, et ressentais avec une précision perverse la liberté et ses limites, impression passagère que lorsque tout devient possible, l’inverse se révèle à nous dans le même temps, écho caricatural, sans témoin, ni regard, ni jugement hâtif, personne alentour. La rue est déserte, le sol jonché de papiers, poussières que la moindre bourrasque de vent soulève en tourbillon, virevoltant dans l’air à la manière de ces tumbleweed des déserts du Nord des États-Unis, poussière qui pique les yeux et nous aveugle. Des fenêtres sont restées ouvertes, leurs rideaux flottent au vent nonchalamment, avec un mouvement en forme d’au revoir, linge séché au soleil, oublié là trop longtemps, qui semble se froisser et se salir ainsi exposé aux intempéries. Les portes des boutiques sont entrouvertes, les rares voitures encore présentes garées à la hâte, de travers, comme si on avait fui ou les avait laissé là sans espoir d’y remonter dedans un jour, de les utiliser à nouveau, les clés de contact encore sur le tableau de bord. J’avance dans la rue semblant émerger d’un mauvais rêve, la tête toute embrouillée des images de la nuit qui se fixent ou disparaissent, c’est selon, le bruit, l’humeur et l’attention. Je m’étire, me redresse, ma main glisse hésitante, cherchant son chemin jusqu’à l’oreiller à côté de celui où ma tête repose, je sens la forme en creux de ta tête, celle de ta joue, mais tu n’es plus là depuis longtemps, réveillée, alerte, sans doute déjà sortie, et je reste seul, pensant à toi, allongé dans ce lit, entre ces draps blancs.

BLANCS

Blancs comme linge, point à la ligne, inaccessible, se révèle hors d’atteinte, un bruit, un son avec un spectre sonore continu dont l’impression obtenue est un souffle. Et soudain, silence, plus un mot à la ronde, nous nous regardons inquiets, sans savoir quoi dire, soufflé par ce silence impromptu, qui nous laisse blanc comme neige, dans ces beaux draps de couleur.

COULEUR

Couleur, les hisser c’est déjà le signe d’une défaite, toutes ces couleurs qu’on nous fait avaler. Nous voilà en plein drame, dans de beaux draps.

DRAPS

Draps qui recouvrent l’apparition du fantôme, vision ou illusion, revenants, spectres et ombres, créatures fantomatiques avec lesquelles il est si facile d’effrayer les enfants pour essayer vainement de les faire obéir : « Si le peu visible inquiète, l’invisible peut inquiéter davantage », précise Clément Rosset dans son ouvrage L’invisible. Le peintre espagnol Francisco de Goya représente le personnage d’El Coco (le croque-mitaine) dans une eau-forte Que viene el coco (Que vienne le croque-mitaine), gravure de la série Los Caprichos, mais le philosophe précise aussitôt que dans cette représentation « il est très significatif que Goya ait songé à ne pas laisser voir le moindre fragment du corps du Coco. Puisque celui-ci n’a pas de corps », le monstre est en effet figuré de manière à ce que les spectateurs ne puissent pas voir son visage (si visage il y a), il n’arrive pas, mais se trouve déjà là, mangeant une bonne moitié du tableau : « La fusion du tragique et du comique s’accompagne chez Goya d’une autre fusion : celle entre le réel et la fiction. » Dans le Nosferatu de Murnau, pas de draps pour faire apparaître le fantôme : « Dès que j’eus franchi le pont, les fantômes virent à ma rencontre. » Les effets spéciaux de Murnau ajoutent à cette atmosphère inquiétante. L’utilisation de filtres bleus et sépias, sépare les scènes nocturnes des scènes diurnes, l’utilisation de l’image en négatif qui noircit le ciel et blanchit le paysage confèrent aux extérieurs leur dimension étrange.

Cimetière de Montmartre, Paris

ÉTRANGE

Étrange. Un mot c’est un son. J’entends deux mots : être ange. Le plus étrange, c’est que le mot mot vient du latin muttum dont on a surtout tiré mutisme, absence de parole. Un mot, c’est précis, ça désigne une chose parmi toutes les autres choses. Un mot c’est comme une fenêtre qui ne montre qu’une partie d’un paysage, d’une rue. Une découpe, un cadre. Et moi, j’aime me cacher derrière les mots, comme derrière une fenêtre.

FENÊTRE

Fenêtre ouverte, son volet vert battant au vent, dans cette grande bâtisse à l’abandon, inquiète, trouble. L’imagination s’affole sans savoir vraiment pourquoi, la peur du vide sans doute, crainte de l’inconnu. L’endroit est désert mais l’on perçoit des bruits étouffés, les ronces ont envahi le mur d’enceinte, massif compacte, à la végétation dense et urticante, le chemin qui mène à la maison est parsemé de mauvaises herbes opiniâtres, au point où, à certains endroits, son dessin en est totalement remodelé, itinéraire bis. Franchir le portail fermé est périlleux, à vos risques, et même déconseillé, attention chemin méchant, le panneau quasi effacé, certaines lettres manquantes, mais cette fenêtre ouverte, même si aucune silhouette ne s’y découpe en contrefont, pas l’ombre d’un mouvement dans l’entrebâillement, convoque notre attention à défaut d’une présence. On imagine qu’elle doit s’allumer la nuit, pas longtemps bien sûr, l’espace d’un instant, d’un éclair, et toujours par erreur, dans un moment de doute, de fatigue, vigilance en berne, car il ne faudrait pas se faire prendre au piège, se faire repérer. « Tu me proposes, fenêtre étrange, d’attendre ; déjà presque bouge ton rideau beige. Devrais-je, ô fenêtre, à ton invite me rendre ? Ou me défendre, fenêtre ? Qui attendrais-je ? »demande le poème de Rilke. Mais si l’on passe au bon moment, on pourra l’apercevoir s’animer, il suffit de rester caché assez longtemps, dissimulé dans la pénombre de la rue, discrètement, « avec cette route qui passe devant, et le doute », derrière les grilles.

GRILLES

Grilles de mots croisés dont l’ensemble des cases forme la trame d’un récit à contraintes, et pourrait servir à raconter une histoire.

HISTOIRE

Histoire sans parole. Zones de tension. Toute une exploration. Avant d’entrer pour de bon dans la nuit. Se mesurer à son spectre. Relativiser. Revitaliser. Le silence d’une puissance supposée. On leur donne un lieu et les images se forment. Avec ou sans personne. Quelqu’un qui raconte une histoire, il s’agit de souvenirs, il regarde à droite, s’il invente et fait travailler son imagination il regarde à gauche. C’est tout simple. La loi des séries. Intoxiqué de souvenirs, je tourne la tête à droite plusieurs fois. Puis le calme revient avec la même disposition arrangée : comprendre au fur et à mesure l’écoulement, avec la mémoire pour guide. Pour entrer dans l’histoire, il faudrait la raconter à reculons : il manque l’essentiel, ce qui continue malgré tout de nous ressembler. On dérive. On cherche quand même encore un instant. Là-bas, à domicile. Sa manière à lui de nous faire embarquer, son approche singulière, faire semblant de ne pas en faire partie. C’est peut-être de lui-même qu’il s’agit, ainsi se construisent les indices, un moteur, pour mieux les voir à nouveau. Rien ne se perd, tout se transforme. Je garde les yeux bandés. Les repères se métamorphosent, se recomposent dans l’espace. Soudain, je suis ailleurs. Mais comment traduire ce soudain en image ?

Rome

IMAGE

Image, sage comme une image, bien travailler pour obtenir la récompense tant attendue. Je me souviens des bons-points, en obtenir dix c’était l’assurance de les échanger le samedi contre une image. Mais je n’ai ni connu la croix d’honneur suspendue au cou des meilleurs élèves, à l’aide d’un ruban ou épinglée sur la blouse, ni les billets d’honneur ou de satisfaction. Aucun tableau d’honneur n’était exposé dans mon école. Mais les images, j’ai toujours aimé ça. Comme celles précieuses que je collectionnais enfant, le volume des pages qui doublait comme un herbier gonflé des spécimens récoltés dans le jardin ou en promenade. Aussi loin que je me souviens, je n’ai jamais cherché à écrire des phrases, mais avec les mots de composer de la musique, ou de fabriquer des images, de réaliser des films. J’ouvre un livre et c’est un album d’images dont je tourne les pages lentement. Aujourd’hui, les images comme l’écriture ou la lecture se situent dans le nuage. Le web est comme notre mémoire, un immense palimpseste, pour le rendre indestructible, il nous fait relire sans cesse nos textes, nos images, tous nos enregistrements, les relier les uns aux autres, y trouvant (parfois sans même chercher) les correspondances internes, dénichant ses infimes —correspondances—. On écrit « pour apprendre ce qui existe dans le mot des mots, dans l’envers du monde que détiennent les mots. » Écrire c’est le contraire d’imaginer. Maintenant ce n’est plus qu’une question de jour.

JOUR

Jour est la promesse d’un jouir que la nuit interrompt toujours trop tôt. Un jeu dangereux qui brûle les yeux. Une lumière incandescente, en infimes fragments, pareils à ceux que l’on admire, miroitant et mobile, au fond du kaléidoscope.

KALÉIDOSCOPE

Kaléidoscope de mon enfance, objet d’apparence banale, cylindre oblong qui me fascinait jusqu’à ce que j’observe à l’intérieur le spectacle hypnotique de ses jeux lumineux et menues variations colorées avec son nombre fini d’éléments dans un espace clos qui autorise pourtant un nombre indéfini de combinaisons. Le kaléidoscope est l’illustration concrète, symbolique, de la façon dont peut se créer quelque chose de nouveau par un simple réagencement de ce qui existait déjà auparavant, figure réconciliant les termes apparemment opposés de la permanence et du changement, de l’identité et de la différence. Sans doute est-ce ce qui me fascinait le plus dans cet objet dont je n’ai gardé aucun exemplaire, car je me lassais très vite de jouer avec, sous le coup de ses mouvements répétés auxquels mon attention avait du mal à rester longtemps attentif. Même impression en lisant Mille milliards de poèmes de Raymond Queneau par exemple, ce qui fascine est le concept du livre et son objet combinatoire, son potentiel poétique. « Toute chose pourtant doit avoir une fin. » Selon les mots mêmes de Queneau dans sa préface, « Ce petit ouvrage permet à tout un chacun de composer à volonté cent mille milliards de sonnets, tous réguliers bien entendu. C’est somme toute une sorte de machine à fabriquer des poèmes, mais en nombre limité ; il est vrai que ce nombre, quoique limité, fournit de la lecture pour près de deux cents millions d’années (en lisant vingt-quatre heures sur vingt-quatre). » L’objet-livre de Queneau offre au lecteur un instrument qui lui permet de combiner des vers de façon à composer des poèmes répondant à la forme classique du sonnet régulier : deux quatrains suivis de deux tercets, soit quatorze vers : « Comptant tes abattis lecteur tu te disloques. » Mais après vérification, pas une seule occurrence du mot lumière.

LUMIÈRE

Lumière du soleil qui fait tâche sur la pierre ancestrale de l’église, lumière du flash de l’appareil quand tu te prends en photo dans la vitre d’un miroir ou d’une fenêtre, lumière sur l’adrets de la colline qui plonge l’autre versant dans l’ombre, lumière qui danse dans le feuillage des arbres en contrejour, lumière du matin qui aveugle au moment d’ouvrir la fenêtre, faux gazon doux sous mes pas, changements brutaux de lumière les jours d’orage et c’est toute la ville qui se trouve métamorphosée, lumière qui fixe l’image des choses sur une surface sensible, lumière tamisée par les arbres et cette soudaine fraîcheur humide qui apaisent l’endroit, lumière des phares de la voiture, la nuit, dont la trace fantomatique perdure un instant sous forme de réminiscences rétiniennes, lumière des néons qui transforme la ville nocturne en illusion diurne, lumière virevoltante des vagues sur l’eau, lumière qui brille dans tes yeux quand tu es fatiguée, émue, lumière du projecteur dans la pénombre de la salle de cinéma, sa myriade de minuscules grains de poussière, étoiles dans le ciel, lumière des étoiles dont la brillance ne nous atteint que lorsque celles-ci sont déjà éteintes depuis longtemps, avancer dans la nuit, à la lumière du jour des écrans géants de Times Square, lumière rasante du couchant sur les murs des immeubles, lumignons sur la place du village c’est la fête, un chavirement de l’étendue dans la lumière, lumière qui glisse et redessine ton corps, se coince dans ta chevelure, illumine ton regard, lumière du soir au moment du coucher de soleil, et ce rayon vert dont tu ne manques aucune apparition, jeux de reflets irisés de la mer et du ciel changeants avec les heures, lumière qui fait mal aux yeux mais qui est celle que tu préfères, entre chien et loup, lumière qui décline, qui s’éteint, laisser la lumière jouer et toutes ces images ainsi révélées dont tu gardes mémoire.

Rome

MÉMOIRE

Mémoire cache ou cache mémoire ? Je ne retiens rien, j’oublie tout, je suis incapable de mémoriser une phrase même courte, le poème est une torture dont j’aime la prose. Mais si j’écoute une voix je la reconnais de suite et suis capable d’en nommer l’auteur. En même temps je sens bien qu’il y a là, dans ce manque, ce défaut, cette incapacité, une chance, une voie à suivre. Je pense que le texte doit s’écrire dans cette perte, cette absence. Je me demande parfois si je ne devrais pas garder sur moi un carnet sur lequel noter les souvenirs quand ils me reviennent au fur et à mesure. Dans l’évidence et l’éclat de retrouvailles, pour en dresser la nomenclature.

NOMENCLATURE

Nomenclature, ouvrir un dictionnaire pour en connaître le sens précis et l’usage commun. Je pouvais passer des heures entière enfant à fureter entre les pages de ce livre trop épais pour que je le tienne longtemps à bout de bras, alors je le posais sur la table de travail dans ma chambre et passais de longs moments à découvrir des mots inconnus comme un explorateur part à la découverte de territoires inconnus. Admiratif de celui qui retient le nom des choses, ma mère par exemple a cette connaissance des fleurs et des arbustes, aucun nom latin ne lui fait défaut mais elle est surtout capable de reconnaître et d’identifier n’importe quelle plante, ce que je suis incapable de faire et qui me laisse admiratif, même les noms des figures de style que j’utilise m’indiffère et je n’aime guère mettre en avant leur utilisation, comme si le faire était prétentieux, indécent, déplacé, je n’utilise que peu ce genre de mot, avec leur aspect premier de la classe et expérience solitaire, palimpseste et palindrome, mots jumeaux qui sont sans doute les deux figures les plus riches qui me sont le plus intimement liées, palindrome pour la réversibilité et la versatilité, palimpseste pour ce sur quoi l’on écrit qui s’efface en même temps qu’il en révèle l’origine.

ORIGINE

Origine qu’on invente car elle n’existe pas, à l’origine il n’y a rien, tout se répète inutile de laisser croire qu’il y a un début et qu’une histoire va nous permettre d’en ordonner le récit, un début, un milieu, une fin, ce n’est pas si simple, si linéaire, et grand danger de toujours vouloir aller droit au but, je ne crois pas qu’il soit si important de savoir d’où l’on vient et qu’il est déterminant de le connaître, de remonter à la source, pour savoir qui l’on est, car l’origine pose la question du comment. L’identité est un leurre, nous ne sommes que ce que nous devenons. Et toujours cette phrase de Borge : « Les pas que fait un homme, du jour de sa naissance à celui de sa mort, dessinent dans le temps une figure inconcevable. » Visage rime avec paysage.

Nuages

PAYSAGE

Paysage, et toutes les images qui font jour, les images de paysages, toutes les peintures, les photographies, les films, les cartes postales, les plans, les mappemondes, ces objets qui donnent parfois l’impression que le paysage est une image. Mais le paysage se traverse, on l’habite, on le fabrique sans cesse, avec des projets volontaires, modestes ou ambitieux, avec sa fréquentation, ou encore son abandon. Il contient sa propre dynamique, ses poussées, ses inclinations, ses chutes, parfois au ralenti, toujours en mouvement. Il faut marcher, parcourir, faire des écarts pour saisir le paysage. C’est une question de croisées, de trajectoires et d’histoires, de lieux d’interrogation et de moments d’expérience, espaces de construction de la connaissance autant que moments singuliers d’une vie où s’éprouve l’altérité de l’espace. Comprendre l’histoire dont il est issu - une forme d’invention sans cesse renouvelée pour le décrire, la complexité du paysage, en faire jouer, bien plus que les facettes, les superpositions, les chevauchements, les sédimentations et les mélanges. Je consulte une carte, non pas pour me guider en chemin mais afin de rendre visible mais aussi lisible ce qui autrement resterait inaperçu ou simplement chaotique. Toute carte instaure un monde autant qu’elle le révèle. Je me laisse aller à la rêverie ou à l’exploration alors même qu’elle revêt les apparences les plus austères de la « science ». Dans la marche l’espace s’écrit, se dessine et se décrit dans les croisements du corps et du temps, de l’expérience et du mouvement. Dans mes voyages ou dans les rues de mon quartier.

QUARTIER

Quartier, une limite à voir la ville en entier, et c’est ainsi que je veux partir à sa découverte, sans à priori, sans guide, au hasard, au risque de me perdre, de ne jamais réussir à en faire le tour, et tant mieux, de rester sur sa faim, c’est toujours mieux que de rester à quai. Le quartier c’est la ville en miniature, où tout le monde te connaît, te croise, te salut, te sourit, bien obligé dès lors d’engager la conversation, d’aller boire un café. Je suis un sauvage, parler je n’aime pas surtout si cela prend la forme d’une conversation, je ne sais pas faire, je m’ennuie très vite, mon esprit vague ailleurs, s’évade, comme lorsque j’étais enfant lors des repas de famille qui s’éternisaient, dès fois je me demande si la famille n’est pas un peu trop petite aussi, comme la ville quand on veut la réduire à son quartier. Le quartier c’est une île et pas loin dès fois de s’y sentir trop à l’étroit. Alors l’envie de partir à nouveau, de tout recommencer.

RECOMMENCER

Recommencer, pour moi c’est toujours à recommencer, le travail n’est jamais terminé, il faut poursuivre sur sa lancée, labeur inachevé. Reste qu’il faut un commencement. Je sais bien au fond que revenir sur ce que j’ai déjà fait, n’est qu’une façon de prolonger l’illusion d’une éternité. « Un éternel sablier de l’existence est sans cesse renversé, et toi avec lui, poussière des poussières ! » Sans doute il y a-t-il un lien cavalier avec l’étymologie de mon prénom Philippe signifiant « qui aime les chevaux » mais il est des chevaux qui oublient et qui se démentent, on dit qu’il faut les recommencer. Continuer jusqu’au silence.

Combs-La-Ville

SILENCE

Silence on tourne ! La conversation commence à partir du moment où un dialogue s’installe. Mais parler c’est avancer masqué, laisser l’autre s’avancer à découvert. Un temps pour parler et un temps pour écouter. C’est peu et c’est beaucoup. Preuve que parler n’est pas si simple. Le plus dur est de trouver la bonne distance à soi-même et aux autres. Ma voix sonne faux, mes paroles se figent, le dialogue piétine. Chacun s’assure de la présence de l’autre. Il faut en effet s’en persuader. Discuter c’est se promener ensemble sans savoir précisément la direction prise. Se laisser porter par les mots, sans se presser. Mais moi j’aime me promener seul, flâner à mon rythme. C’est ainsi que généralement je me mets enfin au travail.

TRAVAIL

Travail, ce qui me travaille. L’écriture par exemple. Je n’éprouve aucun plaisir à écrire, comme je peux aimer photographier, mais je ne le fais pas par masochisme, bien que parfois je me le demande, au nombre d’heures passées à travailler sur un texte qui, la plupart du temps, ne me satisfait pas, rien à voir avec un quelconque perfectionnisme ou souci pointilleux de musicalité de la phrase, du style avant tout, non rien de cela, je ne dis pas que certains de mes textes ne me plaisent pas ou que je n’ai aucun plaisir à les relire ou à les partager avec des lecteurs ou un public lorsque je les lis parfois à voix haute, mais pour moi le seul plaisir de l’écriture est irrésistible, manière de lutter à armes inégales aux envies qui m’assaillent, leur donner corps, avec les outils les plus simples à ma disposition, manière de me projeter et de me comprendre un peu mieux, et le monde qui va avec. L’user à la corde, jusqu’à l’usure.

USURE

L’usure désigne l’intérêt d’un prêt au taux abusif. « Plus rien ne s’oppose à la nuit. Rien ne justifie. Usez vos souliers, user l’usurier. Soyez ma muse et que ne durent que les moments doux durent que les moments doux. Et que ne doux... » Et de l’amour, bien sûr, je ne garde que le vertige.

Île Saint-Louis, Paris 4ème

VERTIGE

Vertige qui nous prend face au vide. Instable, un pied devant l’autre sur le mur, au risque de tomber, plusieurs mètres de haut tout de même, les membres tétanisés par la peur, cette nuit-là perché en équilibre avec une couronne d’ampoules illuminées sur le crâne qui me brûlaient le cuir chevelu et attiraient sur mon visage endolori une horde de moustiques vibrionnant. Pour un film que je n’ai jamais vu. Ne l’ai-je pas tout simplement rêvé ? Je monte sans réfléchir, tout semble si simple, une pause, nous nous retournons pour regarder le paysage, longuement, trop longuement car je commence à sentir mes jambes trembler, mon pied droit bouge à peine, quelques graviers déboulent en contrebas et soudain je comprends que nous ne tenons là que par miracle, comme dans ces dessins animés où les personnages courent tellement vite qu’ils se retrouvent au-dessus du vide et ne remarquent pas tout de suite leur situation, en suspens dans l’air, avant de lourdement tomber dans le vide, dans un grand bruit. Pierre à mes côtés continue de me décrire ce qu’il connaît du paysage, les lieux qu’il a déjà visité, des anecdotes dont la légèreté ne rend que plus forte mon angoisse et je comprends que ce qui me tient encore debout c’est la voix de Pierre, j’essaye de bouger, de lui faire comprendre sans l’interrompre, qu’il serait temps de monter mais même cela je m’en sens incapable, ayant peur de tomber. Il y aussi ce moment où dans la montagne encore, plus d’issue possible, le chemin s’est réduit au point de disparaitre tout à fait, je pourrais m’accrocher aux pierres qui sont à portée de main mais je sais bien qu’elles rouleraient et moi avec, je me retourne, la pente est impressionnante, elle m’attire irrésistiblement, plus la peine de résister, je prends ma respiration, je ferme les yeux, ce n’est pas que je saute, simplement je ne peux pas aller plus loin, il suffit de se laisser glisser, et je glisse. La douleur que je ressens dans la chute, la peau qui brûle et qui saigne, la vitesse nous enivre et vibrant, tout simplement vivant, le coeur s’emballe. Sur le Pont de San Francisco, l’étourdissante cacophonie des voitures et des camions roulant à vive allure, l’impression que leur vitesse fait trembler l’armature métallique du pont, oscillant sensiblement, mon corps tremblant, le regard attiré par l’immensité de l’eau en contrebas, voir ma fille s’approcher de la balustrade, tenter de me rassurer sur la résistance du grillage, mais non, elle s’approche du bord pour admirer le paysage, je ne vois plus que la minuscule fente qu’il y a entre le bas de la balustrade et le sol, quelques centimètres à peine, tout se concentre là, nos corps pourraient s’y glisser. Dans la chaleur de cette fin de journée, quand la tête devient lourde, les paupières papillonnent, les joues en feu, monte la fatigue et le vertige nous emporte comme après la dégustation d’un bon whisky.

WHISKY

Whisky, dans le film La Maman et la Putain, les personnages parlent beaucoup, mais ils discutent souvent en buvant, dans un café ou dans leur appartement, la conversation ne débute jamais sans boisson, de préférence alcoolisée. Veronika explique très bien la raison de sa consommation excessive, pour faire l’amour elle a besoin de boire, c’est une question de pudeur. Numéro zéro est un film d’Eustache qui met en scène Odette Robert, la grand-mère du cinéaste : derrière ses lunettes noires, la dame de 70 ans raconte l’histoire de sa famille, elle puise dans ses propres souvenirs, se raccroche à d’autres récits, les restitue sous l’oeil de son petit-fils qui l’abreuve de whisky. Mais rien d’étonnant quand on connaît bien l’oeuvre d’Eustache, Jack Daniels est d’ailleurs crédité comme conseiller artistique au générique de son film Mes petites amoureuses en 1974. Les films d’Eustache encadrent historiquement les événements de Mai-68, —et font —figure de chant du cygne de cette époque, avant la déferlante du cinéma X.

X.

X. Classé X. Une croix dessus. Cette notion de "film classé X" a été instaurée par une loi de finance datant de 1975 : « Les films montrant la représentation, réelle ou simulée, d’actes sexuels demeurèrent pendant longtemps, par l’effet des censures, réalisés et diffusés clandestinement. Cependant, l’évolution des mœurs dans les années 1960 puis 70 provoqua un assouplissement des codes… La curiosité du public devant ce qui avait été si longtemps refoulé conduisit alors à ce que les films dits « pornographiques » occupent, à partir de 1973 et surtout 1974, une proportion non négligeable des écrans. Toute une partie de l’opinion publique s’insurgea violemment… D’après Le Trésor de la langue française, le X serait un calque de l’anglais X-rated où le X désigne la croix que l’on trace pour barrer, biffer, annuler. Et là-dessus, bien sûr, nous fermons les yeux.

Autoportrait à Edenville en Normandie

YEUX

Yeux fermés, allons-y, suis-moi. Entrons dans ce lieu dont personne ne connaît la nature, craint par tous, on ne peut pas y entrer, considéré comme dangereux. En son cœur, on dit qu’il existe un lieu, "la chambre", où tous les souhaits peuvent être réalisés. Des passeurs guident ceux qui tentent d’atteindre la zone.

ZONE

Zone, tu te souviens du poème d’Apollinaire, dont tu as pu admirer le manuscrit à la bnf avec cette fin célèbre : « cou coupé. » Tu es ivre dans une ruelle de Venise et tu embrasses tous les passants la nuit de la Saint-Sylvestre. Tu te reposes avec ta femme dans le jardin du Retiro à Madrid. Tu admires les fleurs du jardin botanique de Rennes. Tu à Lyon, avec ton oncle et ta tante, et tu manges dans un petit bouchon un tablier de sapeur. Tu es avec ta femme dans un ryokan traditionnel et tu prends un bain brûlant à Kyoto. Tu retrouves par hasard un lieu que tu croyais avoir oublié à Bruxelles, et chaque fois que tu reviens dans cette ville tu y retournes. Tu découvres Mulhouse avec très peu de temps à chacun de tes passages, en attendant ton train, et cela influence ta vision de la ville. Tu es à Amsterdam, tu longes les canaux de la ville et ce sont les musées dont tu te souviens avec le temps. Tu arrives très tard dans un camping de Canterbury avec ton meilleur ami et vous plantez votre tente un peu au hasard dans la nuit, le lendemain matin vous êtes réveillés par les trains. Tu retrouves tous les lieux de tournage du film "Vertigo" d’Alfred Hitchcock à San Francisco. Tu descends les grands escaliers de la gare Saint-Charles à Marseille. Tu te crois à New Delhi dans un taxi qui ne connaît pas la ville et tente de retrouver son chemin à New York. Tu te penches sur la balustrade du Ponte Vecchio à Florence et regardes couler l’Arno en pensant au faits divers macabre qui défrayait la chronique à l’époque. Tu risques de te faire détrousser un soir sur les ramblas à Barcelone par une jeune femme qui te demande l’heure. Tu es seul à Berlin quelques jours avant la Chute du mur. Tu dégustes dans une gargote d’Osaka un okonomiyaki. Tu es à Pau et comme à chaque fois que tu pars de cette ville tu empruntes le funiculaire en remarquant que tu le prends toujours pour partir jamais quand tu arrives en ville. Tu es à Nantes et tu grimpes —avec ta femme et tes enfants — sur le dos d’un éléphant géant. Tu dégustes à ta grande surprise un repas confectionné uniquement à partir de plats réalisés avec du Tofu dans un excellent restaurant de Tokyo. Tu te souviens de ce bar de Lille où une jeune femme venait régulièrement jouer sur le grand piano qui trônait au milieu de la salle. « Zoner, c’est au fond accepter que nous avons renoncé à observer d’autres sujets comme on observe des fourmis ou des myosotis. » (...)

« Zoner, c’est accepter d’être multiples et de confier à cette multiplicité de jouer des effets de relief de la réalité. Et c’est aussi admettre de n’être qu’un de sorte à rassembler toute expérience aussi farfelue soit-elle dans la connaissance singulière du sujet traité. »

Le titre de ce texte reprend celui du texte écrit conjointement avec Jean-Baptiste Adjibi aux éditions Vents d’ailleurs : Il me sera difficile de venir te voir.


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