Anne Savelli et moi, nous avons écrit un trajet Paris-Marseille intemporel, d’abord virtuel, puis réel, une approche de la ville tout en détours et cheminements, dont nous avons présenté une version sous forme de tweets à La Marelle (Villa des auteurs) à l’invitation de Pascal Jourdana, son créateur et actuel directeur artstique, dans le cadre des 48h Chrono de la Friche Belle de Mai à Marseille les samedi 18 et dimanche 19 mai 2012.
Anne a diffusé sur son blog son premier chapitre lu. Mais également deux approches du lieu, La Marelle, à Marseille, qui nous accueillait et où nous avons en partie écrit notre texte : Tout contre, et Autour.
Voici les textes publiés en ligne à cette occasion (en italiques, les textes d’Anne Savelli) :
À Paris, rue de Marseille c’est un bon début pour commencer le voyage.
Paris / je suis là à écrire et c’est du temps volé / du temps pur et perdu dès que je sortirai.
Chacun choisit son chemin, suit sa propre route.
Notre voyage intemporel rappelle celui de Julio Cortázar et Carol Dunlop : « Les Autonautes de la Cosmoroute. »
Difficile de refaire le chemin à l’envers. Remonter le temps, est-ce toujours aussi dur ?
Écrire et photographier (sans appareil photo) dans un même mouvement, une même dynamique.
Asnières/Antony Sur sa joue les nuits sans dormir.
À Fontainebleau, c’est le trou noir sur Google Street View.
Auxerre (et le premier homme disparut).
Parc de Chambord : une île dans le paysage comme les parcs en ville, sont des îles dans la ville.
Dijon / Toi, ce que tu écris de Dijon, ce sont ses façades et ses pierres, inutile que je singe ta phrase.
Il y a ce que je photographie et ce que j’écris. J’essaye d’écrire à la vitesse des images.
La ville en cheval de bataille, chantier à ciel ouvert. Ce qui s’écrit plutôt que ce qui est écrit.
Lyon / Rue de Nuits on s’y perd et ils sont là, eux deux, à nous voir passer.
Paysages en toutes saisons, toutes lumières, mais la nuit jamais.
Saint-Etienne / Saint-é qu’on t’appelle mais à te rendre familière (...) la porte s’ouvrira-t-elle mieux ?
Le passé se filtre continûment dans le présent, sans le lui dire. Ni vu, ni connu.
Les visages flous des passants croisés, en ville principalement, et leur écho dans toutes ces fenêtres fermées.
Béziers / Une ville qui se superpose elle-même (...) et reste horizontale même dans la grimpée.
Souvenir de l’atelier à l’étang d’or de Mauguio.
Valras plage / Plage contre train, que peut-on faire ? Chercher.
Chaque jour une ville nouvelle. Et même quand c’est terminé l’envie d’y retourner de suite.
Sète / Sète pour nous ville de pause, café pris sur le port, nul besoin d’en dire davantage.
Marseille / un homme que je déplace / sur le plan, dans les phrases / des cartes que l’on brouille.
Voici un extrait de mon texte Laisse venir : trajet Paris-Marseille, en cours d’écriture, et dont nous publierons la version définitive, Anne Savelli et moi, sous forme de livre numérique (pdf et ePub), fin juin, à La Marelle (Villa des auteurs) et sur nos sites respectifs : Fenêtres Open Space, d’Anne Savelli et Liminaire.
TOURNON-SAINT-MARTIN
L’arrivée à Tournon-Saint-Martin par Tournon-Saint-Pierre, je n’en ai aucun souvenir. Nous ne passions jamais par là.
Paysage d’hiver, c’est aussi l’inconnu pour moi, l’inédit d’une saison où je ne me souviens pas être jamais allé là-bas. J’y passais mes vacances d’été.
Je ne crois pas avoir vu tomber la neige dans ce paysage-là. L’impression qu’il s’agit d’un autre lieu, du coup.
La devanture en bois de l’ancien Café des sports, les lettres de son enseigne enlevée, c’est à peine si l’on y perçoit encore la forme et la traces des lettres anciennes. Ce café a toujours été sombre, à l’ancienne. Frais, pestais carrelages comme le couloir chez mes grands-parents. C’était le café d’un membre de ma famille, donc on y salut la cousine de ma grand-mère, qui nous offrait parfois à boire. Être chez soi dans un lieu public, fréquenté par des habitués que l’on ne connaît pas pourtant, mais qui eux connaissent la propriétaire. L’odeur du café. Et tous les souvenirs liés. Je me souviens de cette image que je garde en tête quand la patronne m’avait raconté que les oiseaux mangeaient du pain mouillé, et moi enfant faisant ensuite l’expérience du goût que pouvait avoir cette mixture.
Village sinistrée. Restent une boulangerie, deux boucherie (sont une boucherie-charcuterie (celle où nous allions avec ma grand-mère, plus loin, sur la place de l’église, mais bien meilleur… pour une tailler une bavette), un restaurant. Tout les reste est fermé : le garage Renault, Bar, magasin de chaussures, etc. Et comment ne pas voir ces panneaux "à vendre" qui couvrent toutes les fenêtres. Les salons de coiffure, il y en a encore deux, ils semblent ouverts. Sylvie et Arno Coiffure.
Un mot, un nom, sur la devanture d’une vieille boutique fermée depuis fort longtemps, et c’est tout un pan de notre mémoire qui surgit (s’effondre en nous, en fait) : Celerain. Le magasin de chaussures.
La taille des trottoirs en sable que nous empruntions avec ma soeur pour aller faire les courses au village, chaque jour. Route du Blanc. Leur changement de taille et ce que l’on voyait, à droite, à gauche.
L’usine de gasoil que l’on trouvait sur le chemin a disparu, laissant place à un grand terrain vague balisé.
Les chemins qui, d’un coté, menaient à l’ancienne voie de chemin de fer, et de l’autre, à la promenade aux bords de l’Indre.
L’ancienne pompe à essence, station service, garage Citroën (fonctionnait-elle encore à l’époque de mon enfance ?)
Une forme de joie incompréhensible de trouver cette maison où j’ai passé mes étés et de voir, après la traversée du village déserté, qu’elle est habitée, et mieux que sait, qu’on travaille à l’agrandir, la modifier, la transformer, bref qu’elle est encore en vie.
Le grain de sable.
Je me souviens de cette phrase d’Anne-Marie Garat dans son livre consacré aux Photos de famille : « Nous avons la passion de la durée, nous qui mourrons vite. Nous dont la mémoire vive ne dépasse pas l’échelle séculaire, il nous faut pour consolation les récits rapportés, ravaudés, transmis pour mémoire par les photographies de l’album de famille. Une biographie imaginaire qui vient combler les oublis, les lacunes et les ellipses de toute histoire familiale. »
Le texte commençait ainsi :
« Enfant, à force d’entendre ces histoires de famille, récit sans cesse répétés, à force d’entendre toujours la même version de ces histoires, faconde souvent factice, fragments épars d’un plus vaste récit s’inscrivant dans une histoire qui nous dépasse, nous élimine, je n’ai rien retenu bien sûr, je ne me souviens de rien. Des souvenirs comme de nos lectures que nous reste-t-il ? de vagues traces, frêles tissus rapiécés à force d’être tiré, trié, retiré, tendu, détendu, porté, oublié : une phrase apprise par cœur, une scène qu’on a gardé en mémoire malgré tout. L’usure du temps. Il reste l’impératif d’y retourner au plus tôt, d’y refaire un tour, un saut. Au plus vite. »
C’est un chemin que je voudrais refaire avec toi, retourner là bas, tu sais le long de ma rivière, ce n’était pas le moment, nous ne sommes pas restés assez longtemps, juste assez pour fleurir la tombe, le temps de déjeuner au restaurant et déjà nous repartions vers Paris. Mon grand-père a vécu là les dernières années de sa vie dans ce petit village de l’Indre Tournon Saint-Martin où j’ai passé tant d’été, de vacances. Un chemin dont enfant je connaissais chaque pierre, chaque rigole, chaque touffe d’herbe, chaque fossé, et les champs qui l’entouraient, qui m’attiraient, les bosquets, la rivière qui le bordait, je me suis baigné si souvent dans cette rivière au milieu des insectes et des poules d’eau qu’on ne voyaient pas mais dont on entendait le froissement des ailes dans les hautes herbes du rivage dentelé, le clapotis de l’eau précédant leur envol lorsqu’elles s’extirpaient bruyamment de leur sombre cache, gifles claquant au vent. Et ces peupliers alignés à gauche là-bas sur les terres inondables, leur alignement en quinconce dont la monotone et répétitive vibration me terrifiait comme plus tard les augures printaniers d’Igor Stravinsky, je n’ai jamais osé aller dans cet endroit, l’herbe paraissait très haute, plus jaune qu’ailleurs, quand le vent se mettait à souffler gonflant les mèches vertes des longs peupliers, son écho oscillant me pinçait le cœur, j’aimais passer à vélo sans jamais m’arrêter (j’accélérais même je crois). On longeait la nationale qui passait juste devant la maison de mes grands-parents située à la sortie du village (le soir venu son flot de voitures monotone m’aidait à m’endormir comme une musique lointaine et répétitive) - Le grain de sable - son nom s’inscrivait sur le crépis blanc de la maison, noir en lettres de fer forgé, légèrement de biais, sur un trottoir en gravier où se propageaient, rhizomes herbeux les mauvaises herbes, quelques mètres plus loin sur la gauche, entre deux pavillons descendait en pente douce un petit chemin de campagne au milieu des champs dépareillés, inutile de pédaler notre élan nous menait tranquillement jusqu’à la rivière, là bas tout là bas, la Creuse.
On tournait à droite. Et les vaches dans leurs champs, l’âne dans le pré du père Simonin, et le moulin au bout de ce chaotique chemin de terre caillouteux. Un terre-plein central herbeux. C’était à chaque fois le même chemin, celui qu’on empruntait le dimanche en famille pour faire le grand tour à pieds. Et les ornières formées par la pluie ou le passage répété de tracteurs et de voitures creusant la terre meuble, je risquais la chute, les murs de ronces et leurs rations de mûres, les champs de blé, de maïs uniquement sur la droite, plus loin vers le moulin de la luzerne je crois, d’un vert plus foncé presque bleu, les vieilles barrières dans un bois noueux qui se craquelait, gonflait et craquait, gris sous le soleil d’été, ainsi dessinées les limites des champs, barrières dont les griffes étoilées des fils de fer accrochaient des poignées entières de poils échevelés en touffes rebelles parfois, note animale sur la partition bucolique.
Le vélo était bien trop grand pour moi, et les ressorts grinçants de la selle, je dominais le paysage, le chemin se profilait devant moi rêveur, perdu dans mes pensées, c’est à moi que je parlais, à voix basse comme chantonnant un air disparu connu de moi seul, je faisais la course contre le vent, m’inventais d’invisibles poursuivants, et des courses improbables en compétitions solitaires. Je passais des heures entières à pédaler sans interruption sur ma machine, pour ne pas mettre pied à terre, car je n’étais jamais sûr de pouvoir remonter seul sur ce vélo au cadran si haut. Il n’y avait rien à faire, les "grandes vacances" portaient bien leur nom, vacances de grand où l’on sentait avec une terrible et déconcertante rigueur qu’ennui et joie se mêlaient à force d’alterner jusqu’à ne plus faire qu’un sous nos yeux fatigués, ils se confondaient déjà. Je suis revenu avec toi et mes parents, nous avons remontés le chemin à l’envers du moulin jusqu’à la rivière (comme pour marquer notre volonté de revenir en arrière, vaine tentation d’un retour dans le passé) ; le hangar à blé a disparu depuis quelques années fraîchement remplacé par une zone ressemblant aux aires d’autoroute, dénudée et propre : aménagée pour le tourisme.
Le soleil ce jour-là écrasait nos épaules d’un poids d’odeurs et de sons inouïs.
C’est un chemin que je voudrais refaire avec toi. »