La place du Colonel Fabien s’appelait autrefois la place du Combat, en référence à une ancienne arène située à cet endroit, où se déroulaient des combats d’animaux.
Au XIXᵉ siècle, l’endroit abritait une arène appelée le Champ de la Courtille, célèbre pour ses combats spectaculaires entre des animaux comme des chiens, des taureaux ou des coqs. Ces affrontements attiraient un large public et faisaient partie des divertissements populaires de l’époque. C’est ainsi que l’on a donné à cette place le nom de "Place du Combat".
En 1945, après la Seconde Guerre mondiale, la place a été rebaptisée en hommage à Pierre Georges, alias Colonel Fabien, résistant communiste et héros de la lutte contre l’occupation nazie.
La place du Colonel Fabien, située entre les 10ᵉ et 19ᵉ arrondissements de Paris, fait l’objet d’une transformation pour devenir un espace arboré. Ce projet, initié en 2016 dans le cadre du Budget Participatif, ambitionne de rendre la place plus écologique et conviviale, en réduisant l’emprise de la circulation automobile au profit des piétons et des cyclistes.
Entre 60 et 80 arbres seront plantés sur 800 m², créant un lien écologique entre le canal Saint-Martin et les Buttes-Chaumont. La surface dédiée aux piétons sera agrandie, la circulation automobile réduite de manière significative, et une piste cyclable à double sens sera aménagée.
Les travaux, entamés en janvier 2025, s’étaleront jusqu’en février 2026. La première phase prévoit notamment la préparation des sols pour les plantations, l’amélioration des réseaux souterrains et la modernisation de l’éclairage.
Avec un budget estimé à 6,4 millions d’euros, cette initiative s’inscrit dans les efforts de la capitale pour réduire les îlots de chaleur et encourager des modes de déplacement durables.
Ce chantier de réaménagement de la place du Colonel Fabien, qui a pour but de créer une forêt urbaine d’ici le printemps 2026, a débuté le 6 janvier 2025. Chaque jour, je prends des photographies, filme quelques scènes, note ce qui attire mon attention et décris l’évolution du chantier. Mon idée est d’accompagner ces travaux jusqu’à leur terme. Ce Journal du Combat est un clin d’œil au Journal de Bataille lancé avec Pierre Cohen-Hadria entre 2011 et 2012 autour d’un chantier situé place de la Bataille de Stalingrad, devant lequel nous passions régulièrement tous les deux.
La première semaine des travaux, j’ai observé la manière dont les habitants et les passants ponctuels cherchaient systématiquement à contourner les barrières et les plots de sécurité mis en place par les ouvriers pour délimiter leurs zones de travail et proposer, malgré tout, une circulation certes contraignante mais fonctionnelle, pour les véhicules aussi bien que pour les piétons. Ces derniers ne peuvent s’empêcher d’ouvrir certaines barrières ou même de sauter par-dessus, empruntant des raccourcis qui les mettent en danger et s’avèrent souvent plus longs qu’ils ne l’imaginent. Ils traversent la route sans aucune protection et se retrouvent isolés au beau milieu de la chaussée. Le détour leur paraît insurmontable. Le changement, insupportable.
Anne Savelli qui vient travailler sur Bruits son texte en cours d’écriture à la bibliothèque François Villon, décide de tenir elle aussi, d’une certaine façon, un Journal du Combat, « autrement dit, documenter la place Colonel Fabien dont des travaux feront, un jour, une "forêt urbaine". »
Tout commence par la délimitation de l’espace du chantier. Plusieurs phases ont été établies jusqu’en 2026. La première phase consiste à travailler sur les extérieurs de la place, les zones de circulation, sans toucher pour le moment au centre de la place, où sera plantée à terme la forêt urbaine. Les premiers jours, ce sont des barrières métalliques grises et des plots en plastique blanc et rouge qui délimitent la zone à sécuriser, pour empêcher surtout les voitures de se garer et laisser le champ libre, les jours à venir, aux ouvriers. Il reste encore quelques rares véhicules garés le long de la chaussée, autour de la place.
La disparition des voitures, que le regard du passant s’était habitué à associer depuis longtemps à la place et, plus largement, à la ville tout entière, permet soudain de l’envisager sous un angle différent, inédit, prémisse de sa transformation à venir. L’espace se dégage. Des perspectives nouvelles se développent, notamment celle qui relie la Cité de la Grange-aux-Belles, depuis la rue Albert Camus jusqu’à l’avenue Mathurin Moreau, un des axes du projet, qui souhaite faciliter la traversée de la place et offrir une meilleure liaison entre les deux quartiers, de part et d’autre de la place, à la frontière entre le 10ᵉ et le 19ᵉ arrondissement. Avec l’hiver, les arbres aux branches dénudées renforcent cette visibilité.
Ce n’est pas si fréquent, dans l’histoire d’une ville, de pouvoir appréhender le moment où celle-ci se métamorphose. C’est l’occasion de se souvenir de ce qu’était le lieu avant qu’il ne se transforme durablement. C’est un moment de bascule, un temps suspendu. Arrêt sur image. En imaginant comment l’endroit se modifiera, les anciennes images du lieu, fréquenté depuis des années, défilent et ravivent les souvenirs enfouis. Pendant toutes ces années, l’impression qui persiste, c’est celle d’une île déserte. Assez imprévisible en plein cœur d’une ville aussi dense que Paris.
Dès la première semaine, après l’installation des barrières grises montées les premiers jours, les ouvriers posent des plots en béton qui délimitent leurs zones de travail afin d’éviter tout accès à l’intérieur (en dehors des engins de chantier). Les couleurs de ces plots sont ravivées, rehaussées pour les rendre plus visibles aux automobilistes, peints en jaune, blanc et rouge. Les premiers embouteillages apparaissent à certaines heures de la journée. L’effet goulot d’étranglement pourrait être perçu comme passager, voué à disparaître à l’issue du chantier, mais il s’agit plutôt du lent apprentissage d’un changement des habitudes et des pratiques auquel les usagers de la route devront s’adapter. En effet, il est probable que la circulation douce, annoncée dans le projet, ralentisse et limite la circulation sur la place, la réduisant à un sens unique et une seule voie.
J’observe le désarroi des piétons, habitués comme novices, qui ne comprennent pas l’installation des barrières protectrices les obligeant à un détour de quelques dizaines de mètres, malgré les panneaux indiquant le chemin à suivre. Mais il est compliqué de suivre un itinéraire quand on ne sait pas où il mène. Depuis certains endroits, on aperçoit, par exemple, l’entrée de la station de métro de la ligne 2 (un des points les plus fréquentés du quartier), sans pour autant comprendre comment y parvenir. Plusieurs passages piétons ont été déplacés d’une dizaine de mètres, comme les feux de circulation. Au sol, ces nouveaux tracés sont matérialisés en jaune. Les itinéraires restent flous. Certains déplacent encore les barrières ou grimpent, non sans mal, par-dessus. D’autres traversent la route et se retrouvent piégés au milieu de la place, entre les petits îlots du chantier. Le plus court chemin n’est pas toujours le plus simple.
Les deux zones de chantier de cette première phase des travaux sont situées d’une part entre l’avenue Mathurin Moreau et la rue de Meaux, et d’autre part au niveau de l’agence de la banque CCF, entre la rue Claude Vellefaux et la rue de la Grange-aux-Belles. Leur contour évolue, s’élargit, et offrira à terme une place plus vaste pour circuler. Les pavés y sont enlevés à l’aide d’une tractopelle, puis regroupés dans de grands sacs oranges (big bags). Sous les pavés, le sable. Souvent, d’autres pavés viendront remplacer ceux retirés, mais ils seront transformés, leur surface le plus souvent lissée.
L’impression des premiers jours est que le chantier avance vite, très vite. Pourtant, il y a assez peu d’ouvriers sur place, une dizaine tout au plus. On les repère vite, vêtus de leurs vestes orange, leur casque blanc sur la tête. On les voit de loin.
Des camions viennent livrer les bordures des nouveaux trottoirs. Entre eux et les barrières du chantier, s’étend une zone où se mêlent sable, engins, sacs et véhicules. Le passage des engins laisse des traces qui recouvrent celles plus anciennes et finissent par se confondre. Les zones de transition entre le sol ancien et le sol ouvert, creusé, souvent ensablé, dessinent des cicatrices, laissent des blessures ouvertes. Je prends de nombreuses photographies de ces espaces intermédiaires. En les regardant, je pense à la série Fait réalisée par Sophie Ristelhueber en 1991 au Koweït, juste après son invasion et son occupation par l’Irak durant la guerre du Golfe. Je retrouve dans ce chantier à ciel ouvert la similitude relevée par la photographe entre les sutures qui marquent la surface des corps organiques et celles qui altèrent la topographie d’une terre blessée. Si ce Journal du Combat prolonge le Journal de Bataille, c’est bien parce qu’un chantier est aussi un lieu chaotique.
Tout un réseau dense de signes peints de couleurs vives (rouge, vert, orange, bleu, blanc), associés à des lettres, indique les zones d’intervention et les axes à suivre.
Le tumulte règne sur le chantier, un fracas métallique qui éclate comme un écho de guerre. Les machines grondent, déchiquetant le silence, tandis que les ouvriers s’affairent sous un ciel nuageux, dans la poussière et le bruit. C’est un déploiement de gestes calculés, le maniement d’outils lourds, techniques, de matériaux qui s’empilent, qui se disloquent. Ici, l’agitation se mêle à la tension d’un terrain où chaque instant porte en lui le danger d’un faux pas. Les pieds glissent sur des sols instables, un véritable champ de bataille.
L’ordre naît du chaos. Chaque étape du travail effectué est calculée, chaque mouvement une tactique issue de techniques anciennes. Le bataillon d’ouvriers s’unit dans une synchronisation parfaite, chacun effectuant sa tâche en fonction de son rôle, permutant parfois sans qu’on s’en aperçoive immédiatement, car l’ensemble est guidé (cela ressemble parfois à une lente chorégraphie) par une volonté commune. Rien n’est laissé au hasard : les délais à tenir, les budgets à respecter, la tâche à accomplir avant la tombée de la nuit. C’est dans la solidarité, dans l’unité d’action, que réside la clé de leur réussite. Le travail d’équipe, l’échange de regards, le langage silencieux des gestes, des signaux, des sourires. Sur le chantier, les ouvriers sont sur le front.
Les axes du chantier se transforment au fil des jours, en fonction de l’avancée des travaux. Désormais, un nouveau front s’ouvre du côté du Generator, en réserve jusqu’à présent. Dans la continuité de la ligne 2, qui devient extérieure à la sortie de la place du Colonel Fabien, une nouvelle perspective se dessine, dans le prolongement de l’avenue Claude Vellefaux. En revanche, on ne perçoit pas encore la traversée qui permettra de passer plus facilement de la Cité de la Grange-aux-Belles à l’avenue Mathurin Moreau.
Observer l’évolution du chantier permet de faire évoluer le regard que l’on porte sur l’endroit que l’on croit connaître. Le kiosque à journaux situé devant le siège du Parti communiste bouche la vue sur l’architecture exceptionnelle d’Oscar Niemeyer. Le terre-plein central demeure désespérément vide depuis tant d’années, malgré quelques occasionnels amateurs de pétanque. Les passants se demandent encore quel est le but de ce chantier, alors que de nombreuses affiches en expliquent la durée et les enjeux tout autour de la place.