« Il ne faut pas dire que le passé éclaire le présent. Une image, au contraire, est ce en quoi l’Autrefois rencontre le Maintenant dans un éclair pour former une constellation. En d’autres termes, l’image est la dialectique à l’arrêt. »
Walter Benjamin, Das Passagen Werk,
Paris, Capitale du XlXème siècle, page 478.
Dans son film Tombeau d’Alexandre Chris Marker cite George Steiner : "Ce n’est pas le passé qui nous domine. Ce sont les images du passé".
Sans soleil est un récit de voyage qui n’en est pas un. Au commencement, une image à peine entrevue. Une image de bonheur, celle de trois enfants d’Islande, surgissant du noir pour y retourner.
« En sortant, écrit Pierre Legendre, dans son article Notification poétique du désir et de la mort, Positif, N° 263, Janvier 1983, j’ai pensé à la formule européenne de l’Ars docta, l’Art qui enseigne, inventée par les gens de la Renaissance pour dire quelque chose de très humain, très nègre et très japonais : on ne peut que ressentir. Je me suis souvenu encore du jargon latin des Anciens pour définir le plus haut savoir tragique : l’empreinte d’un pas ineffaçable, par laquelle il nous faut passer. Nous sommes ici dans les vestiges de ce qui a déjà eu lieu et dans les vertiges de ce qui va s’accomplir d’inconnu, nous sommes dans l’intemporalité du désir et de la mort. »
Tout le film fonctionne sur cette articulation entre le souvenir et l’oubli, l’intemporalité du désir et de la mort.
La découverte d’un Tokyo simple et complexe "qui se déchiffre comme une partition de musique". Des images de "cette ville qui est à elle-même sa propre banlieue." Des hommes qui dorment dans des trains qui filent vers des destinations inconnues. Tout le quotidien des hommes dans des images simples : les cimetières, les jeux électroniques, les télévisions ("Plus on regarde la télévision japonaise, plus on a le sentiment d’être regardé par elle"). "Le texte ne commente pas plus les images que les images illustrent le texte.
Dans le générique, Chris Marker ne présente pas son film comme une "réalisation", mais plutôt comme "composition et montage", ce qui souligne cette volonté de mettre en rapport des éléments a priori disparates et de souligner cette simultanéité du passé, du présent et de l’avenir qui est celle de l’essai visuel, de la tentative lyrique. Association d’idées, association de sens. Hétérogénéité d’idées et d’images, articulation entre souvenir et oubli, pour retracer le fonctionnement de la mémoire.
La Jetée est le nom d’un bar à Tokyo, en hommage à Chris Marker. On le voit quelques secondes dans Sans soleil, ainsi que dans le film Tokyo-Ga de Wim Wenders : Chris Marker en train de tourner Sans soleil y est présent, mais se cache derrière un dessin de chat.
La chasse prime sur la proie. Dans les rues de San Francisco, à travers la reconstruction minutieuse de Vertigo d’Alfred Hitchcock, ce jeu magistral de l’illusion dans lequel le chasseur et la proie changent si cruellement de place.
« Il m’écrivait qu’un seul film avait su dire la mémoire impossible, la mémoire folle : Vertigo. » Sans soleil est un puzzle, où un souvenir permet de retrouver une émotion. « Ce film, écrit Joseph Colinson dans Les Inrockuptibles, est une méditation politique et poétique sur la mémoire, cette terrible mémoire des images rencontrées, des sensations et des émotions vécues. La structure du film en forme de collage avec ses mouvements et son rythme toujours variable se noue en une sorte de composition musicale souveraine et absolue. Où est la fiction ? Où est la réalité ? « La fiction est à l’extérieur », nous dit Chris Marker. "J’aurai passé ma vie à m’interroger sur la fonction du souvenir, qui n’est pas le contraire de l’oubli, plutôt son envers. On ne se souvient pas, on réécrit la mémoire comme on réécrit l’Histoire. Comment se souvenir de la soif ? » l’empreinte d’un pas ineffaçable, par laquelle il nous faut passer. Comme une partition, l’organisation musicale du film fait surgir certains accords, certains échos. »
« Il faudrait le regarder de très près, écrit l’artiste Jean-Louis Boissier sur son blog, ce doit être possible de compter les cercles de ses années. Les arbres sont des monuments — monumentum, ce qui fait se souvenir, ce qui garde la mémoire. Du monument dressé au monument comme diagramme du temps, on peut finalement préférer ce dernier, pour sa planéité, pour sa lisibilité. Et pour l’allusion à la coupe de séquoia que l’on voyait sous un abri du Jardin des plantes, avec ses petites plaques de cuivre gravées de dates et d’événements. C’est cette coupe de la base d’un séquoia, conservée au Muséum national d’histoire naturelle de Paris, qui apparaît dans La Jetée :
« Ils marchent. Ils s’arrêtent devant une coupe de séquoia couverte de dates historiques. Elle prononce un nom étranger qu’il ne comprend pas. Comme en rêve, il lui montre un point hors de l’arbre. Il s’entend dire : « Je viens de là… » »
Pour dresser cette carte du temps, il a fallu scier et abattre la colonne monumentale, verticale, spatiale, de l’arbre. La carte d’un temps n’a pas besoin, comme celle d’un espace, de mimer l’horizontalité d’un sol. Après le basculement du tronc, elle peut s’affronter comme un tableau noir. Elle est sans épaisseur ou, plus exactement, son épaisseur est faite de répétitions qui sont autant de moments synchrones et distincts. Une remarque encore : les profondes cassures du tronc, comme les vagues de sa périphérie, n’affectent en rien la chronologie, immuablement concentrique. Elles disent cependant des présents différents et les sorts contraires que connaissent les souvenirs. »
Ne pas trouver son chemin. L’enchantement de l’espace ne naît-il pas de ce paradoxe qui donne la proximité des lieux aimés la faculté de nous transporter ailleurs que là où nous avons coutume d’être et nous convie vers un lointain à peine discerné mais qui résonne comme un appel ? Un appel lointain.
Je m’approche de la Mission Dolores près la Basilique du 16th Street, à San Francisco, en Californie. L’esprit de Vertigo remonte à la surface. Cette femme qui me regarde fixement derrière ses longs cheveux bruns, qui est-elle ?