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En lisant en écrivant : lectures versatiles #93

Dans ce vade-mecum aussi lucide et pertinent que pouvaient l’être Sidérer, considérer et Nos cabanes parus chez Verdier en 2017 et 2019, l’autrice analyse notre respiration et tout ce qui l’entrave. Pour respirer mieux, il faut conspirer (respirer ensemble) et retrouver le sens de la solidarité. Renouer avec le souffle de l’autre pour enfin pouvoir prendre une grande bouffée d’air frais. « L’essoufflement qui découle de nos "si violentes fatigues", la tête dans le guidon, et de ce que cela coûte de s’ajuster à un monde en surchauffe. Un monde où les crises se succèdent, roulent en avalanche sans laisser le temps de reprendre haleine et d’ouvrir franchement la fenêtre aux poumons. » Un livre incontournable et salutaire qui parle de nos asphyxies et de nos grands besoins d’air.

Respire, Marielle Macé, Verdier, 2023.


Extrait du texte à écouter sur Spotify




« UNE PARTICIPATION

À la respiration, c’est vrai, il faut tout un monde. Respirer c’est éprouver que l’on doit le fonctionnement de son organisme à beaucoup d’autres, qui nous le doivent à leur tour. Nous respirons le dehors et le dehors respire, nous respire et se respire en nous. Ce n’est pas seulement que l’air pénètre le corps et en ressorte et que le monde ainsi nous traverse, passant au sas de chacun ; c’est que la vie chimique tout entière repose sur ce métabolisme bien plus grand que chacun des corps qui y prend part qui en prend sa part.
L’air que les corps respirent « n’est pas une réalité purement géologique ou minérale [1] » (Emanuele Coccia), c’est le résultat de l’expiration d’autres vivants - leur exhalaison, leurs déchets. Chacun prend le monde et le rend, mord dans l’air et le recrache, dans une sorte de compost atmosphérique.
Une philosophie émue souligne aujourd’hui que ce sont les plantes qui ont doté notre planète d’un climat propice à la vie, et qui se trouvent à l’origine de ce qui fut la grande oxygénation de la Terre : « c’est par la photosynthèse que notre atmosphère s’est massivement constituée
d’oxygène [2] ».
Les arbres ?

debout
Ils l’étaient dès le début

sortent

respirer à l’envers

tendre vers la lu
mière dont se faire
verts

(Aurélie Foglia, Grand-Monde)

Leur expiration est notre inspiration. En eux (qui donc avalent la lumière du soleil pour la transformer en matière animée, et libèrent ainsi l’oxygène), on mangerait presque le ciel. En sorte que « toute vie animale supérieure vit avant tout des échanges gazeux des végétaux [3]

c’est le vert qui vous respire élargi par les bronches
vert est le ciel de lit que l’air agite en plein regard
vert le travail d’abîme ou remuent des fontaines
on marche enfant tête perdue dans la cage aux
fraîcheurs

(Ludovic Janvier
« Au Pays qui palpite »)

Les cultures asiatiques, la japonaise en particulier, conçoivent les nuages, les nuées, la rosée, les brumes et les brouillards comme « la respiration de la nature » ; sa respiration, ou sa transpiration, étirée en vapeur de milliards de gouttelettes (elles ne regardent donc pas la brume enveloppant le paysage comme un obstacle, un piège ou un voile par où la nature se déroberait et se rendrait essentiellement opaque ou inatteignable, comme nous avons tendance à nous la figurer [4]
Les rivières, même, naissent et vivent d’une exsudation des choses : les sources ne sont ni des origines ni des jaillissements, c’est la glace qui fond ou la pierre qui transpire (on appelle ça des « exsurgences »). La terre en sueur, le monde « en nage », la rosée pour toujours.

*

Dans cette espèce de troc cosmique, qui est comme une conversation de buées, l’air que l’on inhale est passé et repassera par d’autres poumons, par d’autres formes de vie, d’autres matières ; de même que l’eau que l’on boit, comme Gilles Clément s’amuse à le rappeler, a été non seulement bue mais pissée plusieurs fois, passée par toutes sortes d‘organismes, vivants ou pas mais tous pris dans la circulation de la vie. Ça respire quand on respire, ça s’entre-pénètre et s’entre-filtre et se ta mise et s’entre-vit. (Et s’abîme et s’étouffe et se pollue mutuellement, évidemment — les lichens urbains, par exemple, suffoquent littéralement sous la respiration humaine.)
C’est, à la surface de toute personne, de toute chose vivante, l’ouverture et l’entretien d’une zone critique. — La « zone critique c’est ce mince ruban terrestre dans lequel nous vivons, qui va des sous-sols à l’atmosphère respirable, et concentre à la fois toutes les chances de vie et toutes les vulnérabilités [5]. C’est le siège des interactions chimiques entre l’air, l’eau, les corps, la végétation, les roches, les sédiments... l’espace où les vies et les morts composent pour donner naissance à plus de vie. C’est là aussi que l’on cultive, moissonne, creuse, extrait ou pille, là que l’on stocke ses déchets, enfouit ses problèmes ou ses trésors, enterre ses défunts.

*

Tout tourne autour d’une sorte d’écologie du souffle. Une écologie du grand souffle collectif où chaque vie se façonne et s’exhale dans et par d’autres vies - « l’espace du souffle étant ce va-ci vient par lequel le dehors et le dedans non seulement communiquent mais s’insufflent mutuellement [6]. Et où s’impose cette conviction que vivre, c’est toujours vivre de : devoir le fait même de la vie à ce que l’on reçoit d’autres vivants, et de corps morts, et de choses (ou à ce que l’on en pille) [7]
On vit de tout, même de ce qui nous fait mourir. (Dans un beau petit livre, Manger fantôme [8] Ryôko Sekiguchi pense et rêve les formes d’une alimentation aérienne. Manger des nuages, de la brume, une odeur, une vapeur, on le fait tous les jours, dit-elle - par la bouche (mousses, gelées, fumets), par le nez, par l’oreille, par l’imagination (dites ghost fish et vous sentirez un peu plus qu’un peu de chair blanche sur la langue...). Mais ce poème dune cuisine angélique se tord doucement pour passer de la grâce à l’effroi et blesser ces plaisirs. Car tout ce cheminement dans des nourritures aériennes est fait pour aboutir à ce monde qui « mange fantôme » depuis Fukushima, quand certains n’ont plus à portée de main que des aliments radioactifs, que l’atmosphère est souillée pour un temps qui excède toute vie organique, que l’on ne comprend plus son propre milieu, et que l’on n’identifie plus ce dont on est soi-même fait.)
On « vit de » donc, et pour, et par, et à travers, et parmi. On vit prépositionnellement, jamais seul ni simplement de soi-même, mais dans des compositions et à force de liens, bons ou mauvais. Cette structure de dépendances appelle d’ailleurs, en face, une prise de responsabilité, à la fois hospitalité et engagement envers la vie.

*

De la vaporisation et de la centralisation du Moi.
Tout est là.

(Baudelaire, Mon cœur mis à nu)

*

Nous sommes des terrestres, oui, posés debout sur la planète, mais nous sommes donc aussi, et peut-être d’abord, des êtres atmosphériques. Ou plutôt : avec la description du système-Terre, avec la peur pour le climat, avec la mise en avant de cette fameuse zone critique, « terrestre » en vient justement à s’aérer, se dilater, à ouvrir pour de bon une clairière autour des corps, à réparer le long « oubli de l’air [9] » auquel avaient conduit les métaphysiques du sol, à vouloir dire « atmosphérique ».
Le fait que nous habitions moins des espaces que des climats, moins des formes que des ambiances, est d’ailleurs devenu ces derniers temps une conviction partagée du design et de l’architecture [10]. Une architecture qui voudrait s’adresser en nous à la sensibilité tout entière (et plus seulement à l’œil) et à la sociabilité tout entière ; une architecture qui n’emmurerait pas, ne contiendrait pas mais soignerait ses pores, ses membranes et ses seuils ; une architecture qui rêve (et parvient parfois) à des maisons-poumons, des maisons-tamis laissant passer l’air, filtrant le dehors, mais aussi soucieuses de ce qu’elles-mêmes expirent, et qui font effectivement du bien.

*

Cette vie atmosphérique est une question d’accueil réciproque. Dans la respiration, les environnements viennent se lover, s’abriter à l’intérieur des vivants qui les habitent. Rilke décrivait la respiration maternellement, comme une invagination de l’alentour, par où les vents deviennent (merveille !) l’enfant de celui, de celle qui respire.
Oui, respirer est une sorte d’enfantement mutuel : l’engendrement de ce par quoi on est engendré, son accueil et sa délivrance. Un accouchement continu, aussitôt rendu au paysage-mère. — Et Rilke est un homme, l’enfantement pour lui est sans douleur et petit se dire dans une innocente exhalaison :

Respirer, invisible poème.
Toujours autour de moi,
d’espace pur échange. Contrepoids
où rythmiquement m’accomplit mon haleine.
Unique vague dont je sois
la mer progressive ;
plus économe de toutes les mers possibles, -
gain d’espace.

Combien de ces lieux innombrables
étaient déjà en moi ? Maints vents
sont comme mon fils.

(Rainer Maria Rilke, Sonnets à Orphée)

Il y a là quelque chose du divin : le divin à même le corps, un dieu inoubliable qui vous prend et vous libère quinze fois par minute.
Goethe avait déjà parlé, pour sa part, des « deux grâces » de la respiration, après qu’un poète persan du VIVe siècle avait chanté le souffle dans les mêmes termes :

Dans la respiration sont incluses deux grâces
Aspirer l’air, et s’en délivrer.
L’un oppresse, l’autre soulage ;
Tel est le merveilleux mélange de vie.
Remercie donc Dieu quand il te presse,
Remercie-le encore quand il te relâche à
nouveau.

(Goethe, Le Divan)

On peut le dire d’un mot : le mot « âme ». Ce n’est pas exactement moi (pas un « moi » qui respire, ce n’est pas non plus exactement mon corps, c’est mon âme, c’est l’âme en moi. Le souffle antique se disait en ces termes : animus, anima. L’animeur, l’animation, l’animal, tout l’animé s’animant, frémissant d’une unique vapeur, esprit (spiritus, re-spir) palpitant en boucle et passant les frontières perméables de chacun.
La scansion de la respiration se dit d’ailleurs avec deux mots qui non seulement la rythment, mais ouvrent au plus large l’éventail du sens entre un passé divin (ou tout comme) et la mort au-devant : « inspiration »/« expiration ». « L’inspiration faisant signe vers ce qui provient du plus loin ou du très loin de l’homme (le dieu, disait-on, ou la muse — nous dirons seulement l’air, rien que l’air) tandis que l’expiration, d’elle-même, dépasse sa simple issue rythmique pour se signifier comme un final en se courbant vers la mort [11] . » L’existence est ce fil très ténu que fait vibrer l’archet de la respiration.
- Et, oui, l’air est la muse.. Rien d’autre en vrai, rien de plus évidemment divin pour m’inciter au poème, que la grâce de l’air.

*

Un vivant donc, c’est un respirant, autrement dit c’est une âme. La respiration est la « forme animale » du fait d’être en vie, que révèle (et qu’émeut) n’importe quelle personne endormie dans le soulèvement régulier de son ventre, mais aussi n’importe quel animal affolé dans la précipitation de son haleine, ou son immobilisation subite ; et qui s’éteint, comme un feu étouffé, dans le corps mourant.
S’il y a un mot qu’on aimerait bien savoir prononcer aujourd’hui, c’est peut-être celui-là justement : « l’âme », l’âme et sa qualité de sens, son ancienneté, sa promesse de dilatation, sa largesse ; l’âme et tout ce que ce mot-là creuse, exhale et élargit dans le cœur, jusqu’à son évasion aérienne dans le â soupiré, les lèvres qui se ferment et se rouvrent autour du m, et l’expiration qui s’amuït dans l’e muet (dans l’e muet qui, d’évidence, est la respiration secrète de la langue française).

Au lieu d’aspirer un air anonyme, c’est le mot vie que l’on prendra à large poitrine et c’est le mot âme que l’on rendra, doucement, à l’univers.

(Gaston Bachelard, L’Air et les Songes) »

Respire, Marielle Macé, Verdier, 2023.

Vous pouvez suivre En lisant en écrivant, le podcast des lectures versatiles en vous abonnant sur l’un de ces différents points d’accès :



[1Emanuele Coccia, La Vie des plantes. Une métaphysique du mélange, Paris, Payot, 2016, p. 65.

[2Ibid, p. 22.

[3Ibid, p. 21.

[4Voir Alexis Metzger (dir.), Acclimatations. Sur le terrain des cultures climatiques, Paris, Hermann, 2021.

[5Voir Bruno Latour, Face à Gaïa, Huit conférences sur le nouveau régime climatique, Paris, La Découverte, 2015.

[6Jean-Christophe Bailly, « Le moindre souffle », Le Parti pris des animaux, Paris, Christian Bourgois, 2013, p. 58.

[7Corine Pelluchon, Les Nourritures, Paris, Le Seuil, 2015 ; Emanuele Coccia, La Vie des plantes, op. cit.

[8Ryôko Sekiguchi, Manger fantôme, Paris, Argol, 2012.

[9Lucie Irigaray, L’Oubli de l’air chez Martin Heidegger, Paris, Minuit, 1983.

[10Philippe Rahm, Architecture météorologiques, Paris, Archibooks, 2009 ; Emmanuel Doutriaux, Conditions d’air. Politique des architectures par l’ambiance, op. cit.

[11Jean-Christophe Bailly, « Le moindre souffle », op. cit. , p. 58-59.


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