Toni, une jeune fille au prénom androgyne, passe sa journée d’anniversaire dans l’attente du soir où elle doit assister au match de l’équipe de foot qu’elle supporte. Pour décrire cette journée, Shane Haddad alterne l’emploi de la première et de la troisième personne, en y mêlant les voix de ceux que Toni croise sur son chemin ou qui émergent de ses souvenirs. Cette narration polyphonique renforce l’indécision du personnage coincé entre deux âges, entre rêve et conscience. Un roman d’apprentissage haletant, révélant dans un flux de pensées et de sensations le portrait sous tension d’une jeune femme insoumise, insaisissable, qui cherche à sortir de l’adolescence, à trouver enfin sa place et son identité.
Toni tout court, Shane Haddad, P.O.L., 2021.
Extrait du texte à écouter sur Anchor
« Ce soir ce sera grand. Ce soir ce sera grand parce qu’on va gagner. Toni s’imagine ce que doit être le rituel de son père au stade. Il doit arriver avant le match pour dire bonjour aux joueurs, au coach, à l’équipe sportive. Ça va bien, il doit demander comme ça, sans dire bonjour. Ça va bien. Président, on fait aller, on fait aller, un employé doit dire. Et puis peut-être qu’il va voir le coach en perso. Ou pas. Toni n’en a aucune idée. Peut-être qu’il regarde de loin. Fidèle au poste de président. Président lointain, président mystérieux, président pouvoir. Je ne sais pas. Toni s’imagine l’odeur des vestiaires, les néons blancs, les plafonds verts, le carrelage transpirant au sol. Toni touche les murs en crépi. Les vestiaires sont au bout du couloir, au bout du couloir fait de portes. Une porte verte tout au bout. Une porte fermée. J’entends les voix des joueurs. Et puis on entre, ils sont en short. Ils sont assis. Les coudes sur les genoux. Ils ont quelque chose dans les yeux. Comme s’ils n’y croyaient pas. J’aimerais vous parler. Vous raconter des choses. Toni aimerait être devant eux. Debout. Aussi avec quelque chose dans les yeux. Il n’y aurait plus d’anniversaire. Il n’y aurait plus cette chose entre le cœur et la gorge. Il n’y aurait que moi. Moi Toni. Moi Toni j’aimerais vous parler. Nous avons le même âge pourtant. Ça va être grand ce soir chers joueurs. Je pense beaucoup à vous. Ce que ça doit être de manier une vie avec les pieds. Chers joueurs vous représentez trop de choses. Ce que ça doit être de foncer tout droit, de faire un mètre de plus, de s’arrêter, de passer la balle, de voir l’ouverture. Vous êtes le silence d’une maison. Vous êtes ce qui divise. Chers joueurs. Il y a trop de choses qui nous séparent. Je me dis quelle excitation sur le terrain. Chers joueurs il y a des gens pour vous soutenir. Qui vous croient, quelque part, en dehors de toute norme. Qui voient la révolution, le mérite, la possibilité. Qui veulent vous voir échouer autant qu’ils veulent vous voir gagner. Gagner une vie dans le silence. Le silence pour des pieds d’or. Qui vous entend. Chers joueurs votre silence je le connais. Vous n’êtes pas de sales putes, vous êtes des idiots. Dites-moi quand avez-vous le droit de vous exprimer. À vingt ans on ne s’exprime pas. Vous avez vos pieds pour jouer. Chers joueurs. J’ai mes pieds pour marcher. Marcher jusqu’à vous. Marcher jusqu’au stade. Sauter pour vous. Chers joueurs je ne vous envie pas. Je transmets ma foi vous savez. Elle est aussi réelle qu’un fantasme. Ce fantasme, de faire partie du club.
Tonitoni. Toni, elle part de temps en temps. Les yeux ailleurs. Sans explication. Elle a manqué de se prendre la barrière. Quelqu’un l’a retenue peut-être. Un parc dans les hauteurs de la ville. Le chemin est dessiné mais de larges pelouses agrandissent le paysage. Toni prend le chemin. Des enfants courent plus loin. Quelques poussettes. Des hommes marchent tranquillement. Des femmes assises, occupées. Les arbres, on dirait qu’ils grandissent. Qu’ils grandissent à vue d’œil. Les branches se rejoignent. Elles tapissent le sol d’ombres. Toni sent le soleil, par intermittence, faire sa course sur son corps. Les voitures les klaxons les poteaux les épaules s’éloignent. Peut-être que pour un temps les douleurs s’éloignent. Je ne sais pas. Sweet Jane revient. Image lointaine. Elle regarde la poussière sur ses chaussures. Le chemin s’enfonce. Il descend, il monte, laisse apparaître des virages et tous ces arbres qui prennent le vent font un bruit simple. Le temps s’est réchauffé. Toni voit deux filles s’embrasser sur un banc. Elle s’approche. Elle entend leurs langues se toucher, leurs salives s’emmêler. Les mains se baladent. De la nuque les doigts descendent doucement, franchissent chaque pli du tissu, repèrent la vallée de la colonne, le flot des reins. Une autre main dans la nuque, prise dans les cheveux, sort et disparaît. Elles ont les yeux fermés. Toni s’approche encore. Leurs cuisses sont serrées les unes contre les autres, elles sont concentrées, sérieuses dans leur tâche. Les yeux des filles papillonnent et s’entrouvrent mais tiennent au rêve. Leurs poitrines à elles se serrent aussi. C’est une symphonie. Dans leur lenteur la volupté ressort et le bruit du vent dans les feuilles les berce. Toni est vide, simplement vide à regarder la douceur de la scène. Leurs cheveux forment des boucles qui s’unissent et se défont. Quelques personnes passent par là mais Toni est seule devant la chose. Elle ne veut pas trop lever les yeux. Ça n’est pas mon affaire. Une pudeur, une certaine pudeur à garder quand on regarde. Je m’approche rassurantes muses, ne vous arrêtez plus. Les mains dansent sur le visage de la blonde maintenant. Caresses de reconnaissance. Je veux connaître ses courbes et sa mémoire. Sans se presser les longs doigts parcourent la mâchoire, les oreilles, et puis repartent avec fièvre dans la chevelure. Quel est ton visage. Toni regarde ses mains. Dans ses paumes elle ne voit rien. Il y a tant de lignes à comprendre. Elle les touche délicatement et n’y voit rien que de cette chair trop blanche. Leurs lèvres rosissent, leurs joues rougissent. Leurs visages basculent, je ne m’en lasse pas. C’est une symphonie. Elle entend un gémissement très léger courir quelque part. L’une essaie de posséder encore un peu plus l’autre. Les lèvres cheminent, ardentes soldates. Une main empoigne une hanche, une autre tire des cheveux. Même l’avidité est amoureuse. Toni les dépasse. Il faut bien avancer. Dans son dos elle entend encore la salive et les dents se prendre et s’enlacer. Vos caresses deviennent miennes sur mon corps inquiet. J’aimerais aussi. La sincérité des paupières closes quand on embrasse. J’aimerais aussi. La volonté absolue, pour un moment, de ne jamais en finir. J’aimerais aussi. Toni marche lentement, portée par autre chose que le bruit du vent. Elle regarde au sol ou en l’air, qu’importe, elle ne voit pas ce qu’il y a devant elle. Moi aussi j’aimerais. Une dernière fois elle veut capturer un instant qui n’est pas à elle. Alors Toni se retourne. Elles ne sont plus là. Elles ont plongé dans un buisson. Engouffrées par le désir. Alors c’est fini.
Quoi maintenant. Toni reprend sa route. Elle sort du chemin pour aller sur les pelouses. Elles sont immenses. Des chênes et des hêtres et des pins à perte de vue. Je ne connaissais pas cet endroit. Sous un arbre dans une montée elle s’installe. Un érable ventru. Elle le touche pour sentir sa masse. Il a l’air plus confiant que moi. Les branches sont habillées de feuilles pourpres. Presque du sang. Arbre Pantagruel, intelligence de ta vieille force. Gros et bienheureux. Toni glisse contre le tronc jusqu’à être tout à fait allongée. Je suis fatiguée. Son ventre gronde mais elle n’a pas faim. Je ne veux rien que le silence. Sa tête est contre l’herbe humide. Elle sent ses bras se refroidir au contact de la terre. Elle allonge les jambes, elles sont au soleil. Ses yeux sont plongés dans la masse de feuilles qui ne disent rien. Comprendre chaque voix, c’est une belle intention. Elle arrache quelques brindilles d’herbe. Qu’est-ce que vous regardez. D’abord délicatement. C’est qui contre qui. Combien de feuilles il y a dans cet arbre. Qui gagne. Est-ce qu’il sent le vent. Mon frère écoute-moi. Est-ce qu’il sent les insectes le parcourir toute la journée. Dis-moi ce que tu regardes avec ton ami. Est-ce qu’il aimerait se gratter. Mon frère. Toni arrache un peu plus fort les brins d’herbe. Je peux regarder le match avec vous. Est-ce qu’il se sent seul. Les deux adolescents se levaient à chaque corner, à chaque coup franc. Un match décisif. Mon frère, écoute l’indécis de ma voix. Quel âge a-t-il. Je peux m’asseoir ici. Combien de personnes a-t-il vues s’endormir sous ses feuilles. Tais-toi Toni. Combien de couples a-t-il vus s’embrasser. Elle nous les brise ta sœur. Tu nous épuises avec tes questions. Combien d’anniversaires, de siestes, de lectures, d’assoupissements, de cigarettes lui fumer dessus, être écrasées sur ses racines. Mon frère tu te souviens du mariage de nos parents. Il se lève, la tient par la nuque, la transporte comme un cochon pour l’abattoir. Le claquement sec de la porte, mon frère, comme une lame qui tranche. Toni arrache franchement l’herbe. Elle enfonce ses doigts dans la terre. Elle creuse. Combien d’amitiés brisées et combien de relations naissantes. Il n’y a rien pour toi ici Toni, tais-toi et sors. Combien de jus de fruits ou de sodas renversés sur lui. Tais-toi et sors. Sweet Toni. Elle apporte ses mains à ses yeux. Elles sont pleines de terre. Mes ongles noircis. Elle glisse ses mains sur son cou, sa poitrine, laisse des chemins de boue sur sa peau. Elle relève un peu son tee-shirt et elle pose ses mains sur son ventre. Le souffle comme une précaution. Il tremble. Je ne regarde pas mon ventre. Toni sent la terre mouillée et les brins d’herbe s’étaler. Je n’entends rien. Elle sent la terre mouillée dans son nombril. Les feuilles le vent la terre son ventre. Et Pantagruel qui semble rugir. Je n’entends rien. Je ne regarderai pas mon ventre. Toni aimerait entendre les flux, les bulles, les gargouillis, les gaz, les percées, les balbutiements de son ventre. Sentir l’intestin et le foie et les reins travailler. Sentir ses os frotter les uns contre les autres, les os couiner. J’aimerais savoir si quelque chose grandit. À vingt ans peut-être que quelque chose grandit. Elle aimerait sentir ses neurones faire des lumières et des étincelles. Corps de l’intérieur réconfortant. Elle serre sa peau, fait des vagues, soulève et appuie avec ses mains pleines de terre. Et ses ongles ses ongles tout sales. Quelque chose la gratte sur son avant-bras. C’est une fourmi. Elle fait son ascension. Toni la tourmente pour la prendre sur son doigt. J’aimerais qu’un jour un insecte s’arrête de courir et me regarde dans les yeux. Yeux dans les yeux, éberlués, estomaqués par la rencontre impossible. La fourmi accélère. Tu communiques avec moi. Toni dépose la fourmi sur un brin d’herbe. Roses immenses et célestes semblent me murmurer à l’oreille quand tu souris. Ce sont les paroles de Sweet Jane. Roses immenses et célestes semblent me murmurer à l’oreille quand tu souris. Anxieuse fourmi. J’aurais dû te garder avec moi un peu plus longtemps. Gonfle ton ventre à fond. C’est un ballon ou autre chose. Un volcan en action. La mer déchaînée. Toni ne pense pas à M. Je ne pense pas à M. La fatigue la prend. Et ses paupières se ferment. Elle s’endort, une main sur le ventre, une autre sur le sol, la tête penchée, la sieste avec les insectes. »
Toni tout court, Shane Haddad, P.O.L., 2021.
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