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En lisant en écrivant : lectures versatiles #49

Pétra a trente-sept ans, enceinte de son deuxième garçon, et belle-mère de deux autres enfants. Elle se sent incompétente dans son rôle de mère et surtout celui de belle-mère. Laver, plier, repasser, ranger. L’enchevêtrement des tâches domestiques la rassure : « L’éternel retour du même, ce recommencement maternant, la démultiplication des tâches ménagères, la flopée de corvées » qui lui bouche les oreilles et remplit son temps, ses creux, son vide. Elle glisse tout doucement dans l’introspection de sa vie qu’elle trouve insipide, se sentant sans cesse jugée, inutile. On suit sa lente descente aux enfers, entre ses réflexions sur son quotidien de femme et de mère au foyer, qui surgissent entrecoupées de ritournelles et de comptines de chansons qui donnent du rythme et un ton faussement enjoué au livre. Un roman singulier, caustique et saisissant, qui restitue avec justesse le malaise de cette femme qui souffre de psychose périnatale.

Précipitations, Sophie Weverbergh, Verticales, 2022.


Extrait du texte à écouter sur Anchor




« Betty est plus proche de moi que Bonaly ne l’a jamais été. L’Andalouse ondule et fait tourner sur ses hanches des cerceaux argentés qui lui sont lancés par un grand gars maigre dégingandé, celui-là même qui surveillait l’enclos des lamas quand Alban m’a traînée à travers le parking pour inspecter la ménagerie. Lorsque je l’ai remarqué à notre arrivée, l’homme était assis sur le marchepied d’un camion-caravane, son visage dissimulé dans l’obscurité et son torse nu exposé, offert au soleil généreux. J’avais essayé par la porte entrouverte du camion d’en découvrir l’intérieur, cherchant derrière le type à distinguer un canapé-lit convertible, une table et des chaises, un petit frigo, une douchette, un coin-cuisine, un évier pour y faire la vaisselle et je m’étais demandé si c’était son chez-lui et s’il le partageait et avec qui.
Profitant de ma distraction, Alban avait lâché ma main. Il s’était précipité vers l’enclos des animaux laineux (fielleux), il avait glissé ses dix doigts à travers le treillis en glapissant — Peux toucher maman, peux toucher ? – et s’était naturellement exécuté sans me laisser le temps de refuser. Le Gardien des Lamas – fonction peu commune quand on y pense, ça doit claquer sur un CV – s’était levé d’un bond à l’approche de mon fils, il avait quitté l’ombre de la remorque et son visage en même temps que sa voix avaient jailli et m’avaient effrayée.
J’avais sursauté comme une idiote et fait un pas de côté.
— Lama mordre toi, attention ! Moi, je te vois.
Il avait presque crié et ses paroles m’avaient mordue plus salement que l’auraient pu les lamas effrayés. L’homme avait grondé mon fils mais c’est à moi qu’il avait fait le signe des yeux dans les yeux, c’est moi qu’il avait regardée bien en face et son regard de réprimande avait éveillé quelque chose, comme une colère, un élan de fierté, une frustration insoupçonnée, un désir inconnu, un sursaut, une vibration dessous mes nippes.
Morte de honte, j’avais baissé la tête et tourné les talons.
Je m’étais éloignée sans demander mon reste et le gravier comme du verre brisé avait crissé sous mes pieds et j’avais prié toutes les saintes qu’Alban me suive sans discutailler et, ô miracle – merci Cécile, merci Marie, merci, merci –, Alban m’avait suivie, il m’avait rattrapée, il avait serré ma main et je l’avais emmené.
Emporté.
Loin.
Loin de moi désormais – trop loin – l’homme demeuré torse nu sous un boléro léopard lance des cerceaux à sa partenaire qui se les enfile et les fait tourner sur son corps partout où c’est possible, autour du cou, des bras, des chevilles, sur ses hanches. En lui-même, ce numéro de hula-hoop n’a rien d’exceptionnel ; il est plutôt banal et grossièrement scénographié. Mais il y a un mais, bien sûr. Mais il y a Betty, mais Betty est belle, mais sa beauté fait tout. Mon fils la dévore des yeux – son petit corps figé sur mes genoux dans une attitude d’adoration qu’en deux ans et demi de sa courte vie je n’ai jamais suscitée. Moi-même, je ne sais plus où donner de la tête, regarder qui que quoi donc où ? J’ignore qui me séduit le plus de cette danseuse ou de l’homme qui lui tourne autour en criant – yaaah, yaaah – comme un dompteur crie pour faire travailler sa bête.
Ils sont vifs.
Ils font la paire.
Me font de l’effet.
Bœuf, boule de neige – c’est du pareil au même, ça me torpille, ça me bousille, ça me boute le feu aux joues (et même un peu aux fesses). Avant que d’avoir pu prévenir le danger, je sens mes yeux se mouiller et ma gorge se serrer et je m’interroge sur le mécanisme de resserrement de mon œsophage, la nature de cette boule dans ma gorge, les nerfs incriminés. Je serre les dents. Je grince. Je bruxe. J’ai mal à la mâchoire. À l’oreille gauche. À la nuque. Enfin partout. Seconde après seconde, cerceau après cerceau, je mesure l’étendue de ma frustration. Oooh. C’est pas joli-joli à voir. Je suis jalouse. À en faire trembler les jambes, à en faire crever les gens. Je voudrais tuer Betty. Betty, Betty, Betty – ad libitum. Je veux être à la place de Betty, je veux être Betty – peu importe qui elle est. Qui elle est, je n’en ai strictement rien à foutre. C’est à moi que je pense – moi moi moi et nulle autre. Je veux être au centre de la piste, moi, au centre des attentions. Moi. Sous les yeux du dompteur – je veux exister, je veux bouger, danser, bondir au son de ses yaaah et qu’il me dise encore, comme lorsque nous étions à deux au bord de l’enclos des lamas, moi je te vois. Où je suis et partout ailleurs, je le sais, je suis invisible. Une poussière incrustée au coin de l’œil, irritante mais sans réelle importance. Toujours en dehors du champ. Hors du cadre. Reléguée aux gradins, à l’obscurité, à mes maternités et mes amertumes de marâtre. Serrée dans mon chemisier Yessica, ma jupe Paprika, mes fringues de grosse, mes linges cache-misère, je me cache-cache de mon corps usé, cellulitique, déformé par l’excès de graisse et les grossesses. Et j’observe Betty, les petits seins de Betty, le ventre plat de Betty, la taille fine de Betty, les cuisses musclées et luisantes de Betty. Betty provocante et désirable, Betty baisable entre toutes. Cette Betty à la fois affolante et rebutante qui me cloue le bec. Et je repense à l’enfance, à la jeunesse, je repense aux rêves qu’on faisait, auxquels on croyait dur comme fer (mais qu’en a-t-on fait ?), je repense aux possibles, au talent, au pouvoir, à l’avenir à l’envi. Je repense à la gamine qui rêvait d’être comédienne, de crever l’écran, de briller sur scène. Je repense à la femme qui rêvait d’être écrivaine et de livrer des livres comme on livre une bataille. Cette femme qui a choisi de livrer des enfants et qui se bat sans doute mais qui n’écrit plus, qui ne lit plus, qui n’essaie plus de trouver le temps de lire, qui a toujours autre chose à faire, cette mère-ménagère qui a remplacé le théâtre et Faulkner par les dépliants promotionnels du Carrefour Market et de l’Intermarché – Avec vous pour une vie moins chère !. Oh certes. Si l’on s’en tient aux critères édictés par la société des bons pères publicitaires, cette ménagère a une vie exemplaire. Organisée, ordonnancée bien comme il faut, régentée en bonne mère de famille. Petite vie nette ; vignette digne d’être collée dans l’album des maternités les plus parfaites – The True Mother Show. Tout le monde s’accorde à le dire (les expertes, sa mère et ses voisines) : la vie de cette femme est nickel. Mais moi le nickel j’en ai rien à foutre, c’est de l’or que je veux – mais où est donc or ni car ?. Je regarde la danseuse qui se trémousse l’air de rien et une vague de sanglots trémolo me submerge. Je me noie O oo oo ooo oooo ooO bulle bouche ouverte, patauge dans mes eaux amères, mes sombres sécrétions. Je suis mouchée et bouche cousue. J’avale de travers, je tousse, je mousse, j’écume. J’en bave à la fin. Bien sûr, j’en bave. Dans un yaaaaaaaaaaaah plus long que les autres, le dompteur balance toute la sauce à Betty qui s’enfile treize cerceaux à la suite. Quand la musique de fou s’arrête enfin, la danseuse lève ses deux bras bronzés dans un geste qui lui affine encore la taille, ses hanches diablesses s’immobilisent et les cerceaux – treize cercles de mes enfers – retombent dans un bruit de ferraille.
Ou de vaisselle.
Et les enfants hurlent.
Et je veux croire que ce sont des hurlements de joie.

Dans mon propre intérêt, je devrais me joindre à cette hystérie collective. Mais j’en suis incapable. Tout mon corps s’y refuse. Monsieur Loyal revient en piste en bondissant comme un cabri et d’une main qui sait ce qu’elle fait envoie sur la croupe de Betty une tape qui vient de loin — Notre merveilleuse danseuse aux cerceaux, mesdames, messieurs, sous vos applaudissements ! Flattée, Betty fait des pointes, des ronds de jambe et des entrechats. Non loin d’elle, son dompteur mon dompteur effectue un salto digne de Candeloro ; son corps se soulève et j’entrevois un instant les lignes de force de son dos musculeux et mon dos ordinairement doux se raidit. Les partenaires s’avancent maintenant main dans la main dans une poignée qui n’est pas anodine, non, pas amicale, j’en suis certaine ; mon regard s’attache à leurs doigts entrelacés et je me demande depuis combien de temps le clown se contente de contenir ma main dans la sienne indifférente et molle quand il me la serrait à la broyer le jour où il est venu me chercher. Que s’est-il passé ? Betty et son dompteur saluent encore et encore et les gens applaudissent encore et encore, mais Monsieur Loyal n’est pas satisfait, semble-t-il, il n’en a pas assez, il n’a pas son content d’applaudissements, il nous en réclame d’autres – comme la monnaie de notre pièce, à nous autres attroupés ici. Et le troupeau d’obéir, le troupeau d’applaudir, la foule de meugler à qui mieux mieux. Et ça fait des grands meueueueueh. Et ça fait des grands MEUEUEUEUEUEUEUEUEUEUEUEUH. La joie furieuse des villageois se déverse sous la tente, elle s’y engouffre à gros bouillons, déchaînée, écumante, cinglante comme l’eau précipitée après l’écluse. Les mains s’entrechoquent, les fortes et les fragiles, celles qui détiennent encore quelque pouvoir et celles qui n’ont jamais rien possédé, toutes les mains se font entendre et des centaines de pieds se soulèvent et s’abattent à l’unisson sur le bois des gradins. Les battements frénétiques se calent dans une harmonie troublante et les banquettes tremblent ; mon monde oscille dangereusement. Ces étrangers battent la mesure, ceux-là mêmes qui s’ignoraient en se poussant des coudes tout à l’heure, tous ceux qui se percutaient sans ménagement à la recherche de la meilleure place, en bord de piste ou au plus haut des gradins pour y asseoir son gamin ; tous ceux-là hurlent à présent d’une même voix et font vibrer leurs membres dans une cadence identique, infernale – jusqu’à la petite souris là-bas en bas qui mène ses paumes l’une contre l’autre et martèle le sol de ses pantoufles à semelles orthopédiques. Quand Betty-la-bête et son dompteur s’éclipsent par l’entrée des artistes, la foule furieuse ouvre grand sa gueule et mugit telle une hydre à cent têtes – et qui s’entête dans cette espèce de transe – et je sens, je sais maintenant que ça va mal finir. Tôt ou tard, ça va s’écrouler. Les tendeurs céderont, cette tente ridicule s’envolera dans un claquement sec et je disparaîtrai avec elle, comme la petite fille en robe bleue, chaussée d’escarpins rouges vernis vulgaires, s’envola et disparut, elle aussi ; à la rencontre d’un magicien. »

Précipitations, Sophie Weverbergh, Verticales, 2022.

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