| Accueil
En lisant en écrivant : lectures versatiles #7

Alors que sa vie conjugale est bouleversée par l’arrivée d’un amant, une psychanalyste laisse resurgir son histoire familiale. Sarah Chiche explore les failles de l’intime, de la famille, de nos héritages, et de nos blessures enfantines. Une réflexion sombre et lucide sur l’amour qui ne nie surtout pas le tragique de l’existence. Une plongée vertigineuse dans toutes ces folies individuelles sur lesquelles l’immense folie de l’humanité vient heurter, les guerres, la barbarie, la colonisation, les migrations, les unes entrant en résonance avec les autres. Un roman dense et troublant qui se lit comme l’assemblage d’un puzzle.

Les enténébrés, Sarah Chiche, Seuil, 2019.


Extrait du texte à écouter sur Anchor




« 16.

Je n’ai rien vu à Vienne. Ni les concerts du Musikverein rassemblant des centaines de moutons dressés à distinguer une pièce de Schönberg d’une composition de Berg dès la première mesure comme à attendre le prochain berger qui saura les transformer en loups, ni la marée de touristes qui déferle de la Kärntner Strasse au quartier des musées, s’élève dans la grande roue du Prater, avant de se répandre sous les lustres, au milieu des glaces dorées, sur les chaises de velours faussement baroques de la pâtisserie Demel, ni même le palais d’Eleonore von Schwarzenberg, princesse de Lobkowicz, à l’origine du mythe du vampire décrit par Bram Stoker dans son roman Dracula, morte répudiée, calomniée, enterrée loin des siens, sans le moindre faste, de nuit, dans une tombe scellée, pour empêcher son retour du royaume des morts, mais dont j’ai pourtant parlé de façon très détaillée à Paul chaque fois que je suis revenue en France pour le week-end, m’occuper de ma fille, l’emmener au cinéma, lui lire des histoires, et faire des bonshommes de pâte à modeler avec elle sans rien laisser paraître. Je n’ai rien vu à Vienne. Je ne vois rien pendant un mois. Je ne vois que Richard auprès duquel je m’ensevelis, à l’abri des regards et des feux du soleil, dans les tréfonds de cet appartement du 3e arrondissement que je ne quitte que quand il me quitte, au crépuscule, pour aller écrire dans l’arrière-salle d’un café où je ne parle à personne, sauf au serveur, à qui je demande simplement un Wiener Schnitzel et un double café, mais à force de me voir m’asseoir toujours à la même table, toujours à la même heure, je n’ai même plus besoin de parler, on m’apporte mon Wiener Schnitzel et mon double café, et je m’enfonce, dodelinante et repue, dans un long rêve qui ne se dilue que dans l’aurore, parce que le café ferme, et que Richard va bientôt sonner à ma porte.
Un matin, il m’annonce que Margarethe est partie à la campagne pour plusieurs jours. Il s’est débrouillé pour rester en ville. Je lui raconte ma visite à Steinhof. Je lui dis tout. Les paroles du directeur, celles de l’universitaire, les images dans ma tête. Et puis, soudainement, cela vient. C’est le déchet qui parle. La loque sous le corps, qui raconte ce qui jamais ne fut dit à quiconque. D’abord mon grand-père. Puis ma mère. Puis ma grand-mère. Puis mon arrière-grand-mère. Les mots mettent du temps à franchir la barrière des dents. Je suis obligée de les chuchoter. Ils sont presque inaudibles. Je voudrais tuer chaque mot qui sort de ma bouche, jusqu’à oublier qu’ils ont été vécus. Je voudrais tuer la personne qui les dit, qu’elle disparaisse instantanément. Pour la première fois, je vois Richard pleurer. Moi, je ne pleure pas. Je ne ressens rien. Rien du tout. Ni peine ni colère. Je vois les mots que je ne tiens plus étroitement serrés contre moi sortir de ma bouche. Je reste les yeux fixés sur le mur blanc et vide de la pièce, dans un calme parfait, un calme qui n’est même plus du calme, un calme qui devient le mur blanc et vide. Je sais que je suis en train de me fragmenter. Mais la bouche continue à dire pour rien ce qui, depuis longtemps déjà, a excédé toute possibilité d’être pensé. Peu à peu, dans la pénombre de l’appartement, disparaître dans les particules de peinture blanche des murs. Je veux ajouter quelque chose, mais je ne peux plus ouvrir la bouche. Je touche les contours de mon visage. Je ne sens plus le contact de mes doigts sur mes joues. Je regarde mes poignets, mes ongles et mes cheveux. Mes mains ne sont plus mes mains. Mes ongles ne sont plus mes ongles. Mes cheveux ne sont plus mes cheveux. Alors, Richard fait cette chose insensée. Il se lève comme une flèche. Il me porte jusqu’au lit. Il se couche sur moi. Il me recouvre complètement, de la racine des cheveux aux orteils, ses jambes sur mes jambes, son ventre sur mon dos, ses bras sur mes bras. Il reste là, pendant toute une nuit, étendu sur ce corps d’enfant mort que je vois depuis le plafond où je flotte et qu’il étreint de toutes ses forces, jusqu’à ce qu’à l’aube, délivrée de la perplexité et de la honte d’avoir survécu à l’horreur, entre ses mains, par son amour, dans son regard où il me rêve et me tient toute, enfin, je me recompose. »

17.

Et ma tête posée dans le creux de ton épaule quand côte à côte nous lisons le même livre et quand tombant sur un mot ou sur une phrase nos yeux s’attendent et se trouvent ta voix basse quand tu lis lentement alors il mangea son cœur et elle le sien quand on est pris dans ta voix pris dans ton regard on ne tombe plus on danse 19 avril 2016 des djihadistes de l’état islamique tuent soixante-quatre personnes à kaboul en afghanistan trois cent quarante-sept blessés sont à déplorer c’est le bilan le plus meurtrier pour une attaque en zone urbaine dans le pays depuis 2001 j’ai lu toutes tes lettres je les ai relues chaque jour tout ce que tu as franchi de crainte de pudeur de honte pour venir jusqu’à moi a brisé la couche de glace derrière laquelle je me tenais des heures et des heures sans s’arrêter assoiffés insatiables ivres courir nus dans l’appartement tes cheveux brodés de secrets dégringolent sur mon visage et tes bras comme une cabane où je me tiens à l’abri du monde léger flottant sans poids sans regrets et sans remords comme un enfant qui se sait aimé tu es fatigué oui et toi tu es fatiguée oui tu veux encore oh oui encore danse encore pour moi tu es belle non je suis devenue belle à cause de ce que tu as mis dans mes yeux depuis plus d’un mois des milliers d’animaux marins s’échouent morts sur les plages de l’archipel de chiloé au sud du chili ces événements font suite au rejet en mer de cinq mille tonnes de saumon en décomposition par des centres d’élevage situés à proximité de l’île je pense à ces milliers de petites choses qui année après année depuis l’enfance nous ont préparés l’un à l’autre ces rencontres ces hasards ces chagrins ces bifurcations de l’existence qui ont fait qu’un jour je suis tombé en toi et tu es tombée en moi je veux te vénérer de toutes les façons possibles et me souiller avec toi de toutes les façons possibles tout me préparait à toi et ma joie d’aujourd’hui jaillit de la source même de ce qui fut mon malheur laisse-moi encore t’apprendre ta tête posée sur mes genoux les rides verticales qui partent de chaque côté de tes sourcils et barrent ton front plus profondément à gauche qu’à droite la cicatrice que tu as sous la clavicule gauche ce grain de beauté plus gros que les autres sur ton torse ta peau presque translucide entre les doigts de pied grise et plus fine au bord des yeux brunâtre aux coudes aux genoux et au bas des jarrets les coins de ta bouche d’un rose tirant sur le bleu trois mois se sont écoulés depuis l’attentat à bruxelles où des kamikazes ont provoqué une double explosion dans le hall des départs du principal aéroport de la ville peu avant 8 heures moins d’une heure plus tard une explosion avait retenti dans la station de métro maelbeek dans la capitale belge une trentaine de personnes ont perdu la vie et plus de deux cent soixante-dix blessés sont recensés tu es venue de très loin vers moi de très loin dans l’espace et le temps à dix ans allongée dans l’herbe cachée derrière un arbre dans le jardin d’une maison d’enfance quand la brise venait lécher mes joues et que je me croyais aimée du vent j’attendais qu’une rafale m’arrache à l’enfance je t’attendais déjà tu es belle quand tu prends feu les flétrissures de son corps sont comme un pays que j’arpente en rêve son regard quand il me dit viens par là que je te baise dans le cœur madame nous accusons réception de votre demande d’informations concernant votre grand-père pierre b pardonnez-nous la longueur de cette attente nous avons chaque mois un millier de demandes à traiter nous sommes en mesure de vous confirmer que votre grand-père a bien été déporté le 28 octobre 1943 au cours de l’opération meerschaum arrivé le 30 octobre 1943 au camp de buchenwald enregistré sous le matricule 30786 puis envoyé dans un second temps le 26 novembre 1943 au camp de schönebeck les doigts fiévreux je dépose en offrande à tes pieds tout ce que je sais du jour et de la nuit tout ce qui m’a consumée et ce à quoi rêvent les forêts dans lesquelles j’ai creusé et creusé jusqu’à me creuser moi-même pour aller vers toi et te trouver j’arrache ton visage à la mort j’arrache ton corps au néant tu ne mourras jamais je t’aime 12 juin 2016 une fusillade à orlando fait quarante-neuf morts et cinquante-trois blessés même les fleurs dans les magasins sourient quand elles te voient passer dans la rue dans ton manteau sous lequel tu viens me voir toute nue le curé deux sœurs et des fidèles ont été pris en otages par deux individus armés le prêtre a été égorgé tourne-toi mon cœur et il me baise toujours plus loin toujours plus fort encore encore et souvent c’est moi qui le supplie d’arrêter je vais mourir si tu continues il arrête le massacre de plusieurs dizaines de civils dans la nuit de samedi à dimanche à beni dans l’est de la république démocratique du congo attise la contestation contre le président joseph kabila alimentant un climat politique déjà tendu à quelques mois de la fin de son mandat officiel mais alors c’est moi qui lui demande de continuer encore et encore déluge de bombes sans précédent à alep c’est une torture de devoir te laisser de devoir te rendre au monde des milliers de civils syriens ont été tués dans deux mois à ce rythme alep risque d’être totalement détruite a averti jeudi 6 octobre l’envoyé spécial de l’onu sur la syrie je ne pensais pas que la vie me ferait un tel cadeau que tu sois née tes parents ont tellement eu raison mon amour de te fabriquer la banquise arctique mesure à peine plus de 11,1 millions de kilomètres carrés or pendant les trente dernières années elle mesurait 12,7 millions de kilomètres carrés la différence représente six fois le territoire du royaume-uni la disparition de cette banquise serait quasiment inédite cela ne s’est plus produit depuis au moins cent mille ans je voudrais que tu m’utilises complètement pour m’aider à oublier l’espace de quelques minutes la responsabilité morale qu’implique le fait d’exister et d’avoir chaque jour à chaque instant à se comporter avec noblesse et dignité je voudrais que tu le fasses jusqu’à ce que je me déshabille de moi-même jusqu’à ce que j’oublie de penser jusqu’à ce que je pleure puis que tu me prennes dans mes larmes et que tu les boives et que tu me boives jusqu’à ce que je ne pleure plus 22 octobre 2016 les abeilles sont officiellement reconnues comme espèce en voie de disparition la fin de l’humanité prédite par einstein est-elle devant nous doux et serein comme tu souris 8 novembre 2016 le groupe de porte-avions de la marine russe avec à sa tête le porte-avions amiral kouznetsov et le grand croiseur porteur de missiles nucléaires pierre le grand préparent une attaque à grande échelle contre des groupes djihadistes dans la ville d’alep de ses lèvres s’exhale frais et doux un souffle d’une tendre suavité quand il me berce et me câline et me dit 9 novembre 2016 donald trump est élu 45e président des états-unis attends ne jouis pas chérie laisse ta main dans la mienne on peut aller encore plus loin

Les enténébrés, Sarah Chiche, Seuil, 2019.

Vous pouvez suivre En lisant en écrivant, le podcast des lectures versatiles en vous abonnant sur l’un de ces différents points d’accès :




LIMINAIRE le 22/11/2024 : un site composé, rédigé et publié par Pierre Ménard avec SPIP depuis 2004. Dépôt légal BNF : ISSN 2267-1153
Flux RSS Liminaire - Pierre Ménard sur Publie.net - Administration - contact / @ / liminaire.fr - Facebook - Twitter - Instagram - Youtube