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En lisant en écrivant : lectures versatiles #51

Le récit poétique de Laure Gauthier se construit en sept séquences dont l’allusion à l’excitation sexuelle du titre Les corps caverneux semble « tracer des signes secrets » derrière ces anatomies désirantes. Ces poèmes narratifs explorent en autant de variations, ces cavernes multiples. « Une musique garde en mémoire un chant dans la grotte qui refait surface. » À la fois cavernes où bruissent les désirs, « l’idée de nos grottes résonne de chair », les joies organiques de l’adolescence, l’heure de la mort, comme à l’orée d’un bois, lors d’une promenade en forêt, en vrac de soi, ces espaces vides, et les failles que notre société de consommation tente de combler par tous les moyens, dans les grandes surfaces, les galeries marchandes, et les échos qu’elles provoquent avec les cavernes préhistoriques. « Une grotte qui se reconstruirait au jaillissement des mots, dont l’empreinte se marque, vivante, une écume de mots enterrés vifs qu’on déterre et entre une brise. »

Les corps caverneux, Laure Gauthier, LansKine, 2022.


Extrait du texte à écouter sur Anchor




« LA FORÊT BLANCHE

Nous allons à la forêt comme à la vie

en vrac de soi
attendant tout des branches mais

la promenade n’enclenche plus les marionnettes de la pensée, et les arbres restent au bord sans parler, une écume verte où se perdre sans mots

je marche à la forêt sans nom

Ies arbres nous regardent, des bulles vides que je ne sais remplir au-dessus de chaque feuillage, sur chaque buisson, et la mousse donc ! J’ai l’humeur à marée basse, car, à mesure que je m’avance sur le chemin de bitume, de terre, puis de racines et d’herbes, plus les mots se retirent. Comme s’ils s’accrochaient aux ronces, aux viornes et aux branches pour me laisser en haillons avec des phrases déchirées. Je pense « chêne » à chaque nouveau tronc sans être capable de me raviser, je ne sais dire que cloportes et papillons en soulevant une pierre ou en ouvrant un buisson, et le nom générique « roche » avec sa variante « rocher » est le seul qui me vienne à l’esprit devant le sec minéral ; avec ces quatre termes je continue, pas à pas, et je m’enfonce, j’oublie d’où je viens et bricole encore quelques phrases avec mes quatre mots, le papillon de pierre se retourne au cloporte près des chênes, le chêne de pierre est pareil au papillon devenu cloporte, le cloporte derrière tout papillon surgit derrière la pierre couleur chêne, le chêne couleur papillon me fait penser au cloporte de pierre. Petite promenade sur digestion et prestidigitation. Ah, si, là je reconnais les fougères, je sais même que leurs bras laissent de petites marques de couleur quand on les touche, je sais aussi qu’on se fait mal à la peau en essayant de les couper à doigts nus. La mousse, ça je n’ai pas oublié non plus !
et les sorties de classe à la champignonnière avec tous les termes sous serre, je me souviens de la cohue et de la fatigue pour deviner les trop petites et trop nombreuses pancartes et l’odeur de l’humide. Je continue d’avancer et veux me débarrasser des mots sertis dans l’ambre de l’usage. Cette broche convenue épinglée à ma promenade. Promenade overdressed.


Je marche de façon un peu irrégulière, trop rapide, un peu époumonée puis lente, paralysée par les mots qui construisent malgré eux une pensée qui m’encombre et pèsent plus lourd que mon sac léger. Je regarde ces bosquets qui passent devant moi comme un pêcheur qui a oublié son hameçon observe les truites en contrebas. Je les regarde mais ne peux accrocher de mots à mon regard.
Mais bientôt en cherchant l’air, le cœur se régule et le bruit de l’inspiration recouvre l’échafaudage du discours (ne jamais passer sous un échafaudage !) ; j’entends le bruit de l’humide et aussi le glissement de la plante
du pied sur la partie lisse des racines et l’intermède sec de la roche, je ne suis qu’instruments pour mes pas, je profite du spectacle, et, à mon insu au fil des ballottements de droite et de gauche du corps qui suit le sentier crrrr, sssss, foooffff, surgissent des mots nouveaux au souffle qui s’épaissit. J’ai perdu les lexiques en chemin comme d’autres font tomber des manches leurs carrés d’as ; non, je ne ferai pas herbier ;
je fais garrot à toutes les analogies, l’arbre n’est que lui-même, pas de forêt aux troncs majestueux pour mon cheval blanc, pas de sang de dragon ni de troncs droits élevés comme les arbres de la connaissance. Je m’enfonce je ne sais où sans vraiment pouvoir me perdre, mais peut-être un peu, comme on se perd à moitié sachant qu’on s’y retrouvera de toutes les façons,
et je me parle en silence comme un manuscrit rescapé,
À la fatigue des pieds, à force de cailloux, des mots-sappho hoquettent au milieu du blanc

Le taillis               émeraude               pierre et les yeux
..... au loin des visages
                            ..... la sueur
          retournée


Je rentre dans mon souffle, qui s’évase, La sueur qui coule sur le dos de haut en bas chatouille un peu et soudain, devant l’écume d’un feuillage nouveau, petite allégresse sourde, je lance mes mains en l’air, chaudes de marcher, je les lance comme je n’oserais peut-être pas les lancer devant des visages, un geste à la vie comme on jette une torche dans la nuit sans prétendre apercevoir autre chose que le vent noir mais l’envie de la torche !


Où sont les grandes congères du renouveau Où le pied
s’enfonce comme l’être
et dégage en chutant
de herbe verte comme jamais,
gorgée,
et la trace qui crisse d’envie
d’aller


J’aperçois alors les deux personnes croisées deux fois déjà et qui ont dû faire le tour de la forêt et le refaire, je les croiserai sans doute de nouveau, prévenue à l’avance par l’électronique qui sonne et marque soit la perte de calories soit le gain de kilomètres, et je leur dis « bonjour ! » comme en montagne, moment de gêne, ils ne disent rien, manque d’urbanité de forêt ?, me souviens de la campagne, à la campagne on se salue. On se salue car on est les seuls sur le chemin ? J’ai mémoire de leurs couleurs vives. Et de leur déodorant qui ne masque pas leur sueur mais l’humide de la forêt.

Soudain, un vol d’oiseau, découpe sur fond de nuage électrique, incandescence dans la bouche qui voudrait célébrer. Je ne connais que merles et moineaux, les pies aussi, mais pas ces oiseaux-là ni le nom de la forme qu’ils constituent en se rassemblant ainsi, mais

j’arrive à une clairière de bouleaux

Et profite de la chaleur sur les joues, et du battement soutenu du cœur pour redéployer les visages, l’enfant emporte bien ses cerfs-volants en promenade. Je laisse advenir autant de visages de peau se ba-lançant au vent que le poissonnier met de têtes de poissons dans la glace, bouches bées, mais les miens ondulent bouches fermées, ces visages de peaux, de pétales accumulés, l’enchevêtrement de l’être que je prends le temps de voir. Seule au milieu d’eux, je me laisse regarder par leurs yeux clos, une tâche rosée qui ondule au vent, peau ou os à la lumière du soir.

Presque rien d’un visage, pas vraiment de bouche, à peine d’yeux, noyé de blanc, une carnation nous envisage, ces autres emportés sous ma sueur, lavés près des arbres, de l’habitude, je les lâche d’entre mes mots qui les gardaient précautionneusement — reste la poudre jaune sur moi, celle des papillons qui se sont un peu abîmés à nos paumes. Les bouleaux pèlent et je souris dans la clairière.


sans les embruns du devoir,
sais lire la signature des oiseaux
et entendre les rouges-gorges passer hors-champ
               qui ne savent pas dire la sève,
ils écrivent leur chant dans mon dos en marge des arbres
l’usage s’est abîmé là, au souffle arrêté, sans image, »

Les corps caverneux, Laure Gauthier, LansKine, 2022.

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